La preuve par la morale
Dans le treizième chapitre de son ouvrage, Thomas Durand aborde l'argument moral. Cet argument affirme en substance que l'athéisme est incapable de rendre compte de l'existence de valeurs et d'obligations morales objectives. On peut le formuler ainsi 170 :
1. Si Dieu n'existe pas, alors il n'existe pas de valeurs ou d'obligations morales objectives.
2. Or, il existe des obligations et des valeurs morales objectives.
3. Donc Dieu existe (par n° 1 et n° 2).
Dire qu'il existe des valeurs morales objectives revient à dire que quelque chose est bon ou mauvais indépendamment de ce qu'en pensent les autres. De même, dire que nous avons des obligations ou des devoirs moraux objectifs revient à affirmer que certaines actions sont bonnes ou mauvaises en soi, indépendamment de l'opinion publique. Par exemple, dire que nous avons l'obligation morale objective de ne pas violer, c'est tout simplement dire que violer serait une faute morale objectivement, indépendamment de l'avis d'autrui (y compris celui du violeur).
Thomas Durand prétend pouvoir réfuter l'argument en toute facilité : « Cet argument ne résiste pas longtemps à l'analyse. Si une moralité objective nous avait été confiée, révélée, inscrite dans notre nature, l'esclavage nous aurait fait horreur de tout temps » (p. 116). Mais cette affirmation comprend mal l'argument. Thomas Durand confond ici l'objectivité des valeurs morales et l'universalité des valeurs morales. Dire que les valeurs morales sont universelles revient à dire qu'elles sont partagées par toute population à toute époque. Or, le défenseur de l'argument moral ne soutient en aucune façon l'universalité des valeurs morales. Il affirme seulement leur objectivité, c'est-à-dire leur vérité indépendamment de l'opinion d'autrui. Le fait que certains êtres humains aient approuvé l'esclavage dans le passé ne remet pas en cause l'immoralité objective de l'esclavage. Il est tout à fait possible de soutenir que l'esclavage est immoral, même si les personnes à l'époque ne le percevaient pas. De même, on dira que la pédophilie est immorale, même si le pédophile ne le perçoit pas ou refuse de l'admettre. Les êtres humains qui défendent de tels actes ont tout simplement une appréhension déficiente de la morale objective 171.
Thomas Durand poursuit :
« Non seulement nous n'avons aucune preuve positive de l'existence d'une morale absolue, mais nous disposons de pléthore de contre-exemples, et nous avons même toutes les raisons de penser que notre moralité a une origine entièrement biologique et donc relative à l'histoire de notre lignage » (p. 116-117).
Le fait que nous n'ayons pas la preuve (entendre par là « preuve empirique ») d'une morale absolue / objective n'est pas une raison pour mettre en doute son existence. En effet, nous l'avons dit maintes fois, on ne peut pas restreindre nos connaissances à ce que l'on peut prouver scientifiquement. La morale objective, si elle existe, ne saurait être l'objet d'une preuve empirique, tout simplement parce qu'elle n'est pas matérielle. De même, nous n'avons pas la preuve empirique que la vérité ou que la justice existe. Pourtant, il serait absurde de douter de leur existence. Il est donc vain de remettre en question l'existence d'une morale objective, simplement parce que nous ne pouvons pas « détecter » empiriquement son existence. La loi morale, inscrite dans la conscience de chaque être humain, est bel et bien présente, même si elle n'est pas « détectable » par la science. Nous n'avons aucune raison de remettre en question nos intuitions morales, tant que nous n'avons pas de raisons de croire que nos intuitions sont défectueuses ou qu'elles nous jouent des tours. Le philosophe athée Michael Ruse le confesse lui-même 172 : « L'homme qui dit qu'il est moralement acceptable de violer des petits enfants se trompe autant qu'un homme qui dit que 2 + 2 = 5. »
David Brink, lui aussi philosophe athée, considère que cette objectivité morale est la position par défaut. Selon lui, nos intuitions nous confirment qu'il existe des valeurs et des obligations morales objectives et que, en dépit de preuves du contraire, nous n'avons aucune raison de rejeter ces intuitions :
« Il se pourrait qu'il n'y ait aucune norme morale objective, mais ce serait la conclusion révisionniste qu'il ne faudrait accepter qu'en présence d'un argument étayé et convaincant, montrant que l'objectivité éthique est indéfendable 173. »
Nos intuitions morales nous poussent à reconnaître que des pratiques comme le viol, la torture d'enfants ou l'inceste sont des actes atroces et objectivement immoraux. Elles nous disent qu'il ne s'agit pas seulement de comportements que notre société trouve inacceptables, mais plutôt de vraies abominations morales ! Si quelqu'un était amené à croire autre chose, il aurait tout simplement tort. Une personne qui ne voit pas qu'il est immoral de violer des enfants est « moralement handicapée », tout simplement.
Une fois qu'on a accepté l'objectivité des obligations et des valeurs morales, la question fondamentale est : qu'est-ce qui permet de fonder cette loi morale objective ?
Le théiste dira qu'il est impossible (ou du moins très difficile) de fonder ces valeurs ou ces obligations morales objectives en dehors d'une source ultime et transcendante du bien qu'on appelle « Dieu ». En effet, si Dieu n'existe pas, comment pourrions-nous avoir des obligations ou des interdits moraux objectifs ? D'un point de vue matérialiste, les êtres humains n'ont rien de spécial par rapport aux animaux. Nous sommes juste des « singes améliorés », des purs accidents et produits de l'évolution biologique. L'homme n'est qu'un assemblage d'atomes qui vit sur un petit caillou au beau milieu d'un Univers froid et indifférent. Pourquoi, contrairement aux animaux, aurait-il soudainement des obligations morales objectives à suivre et auxquelles il devrait se conformer ? Qui aurait autorité pour donner des obligations morales objectives s'il n'y a pas de source transcendante qui est elle-même le fondement ultime du bien ? De telles obligations morales pourraient-elles émaner des atomes ? Il nous semble que non. Comment un monde purement matériel pourrait-il soudainement produire des règles impératives ou des normes absolues qui viendraient faire jaillir des obligations morales ?
Le philosophe français Guillaume Bignon donne une bonne analogie pour comprendre ce qui est en jeu ici 174 :
« Qui détermine les règles du volley-ball ? C'est le créateur (ou l'organisme créateur) du sport, dont la décision fait autorité. Il décide qu'il faut faire tomber le ballon dans le camp adverse en le faisant passer au-dessus du filet. Cela devient alors objectivement le but du jeu pour les sportifs participants. Dès lors, si l'un d'entre eux n'est pas d'accord avec ce but fixé par le créateur, s'il préfère de manière excentrique jongler avec le ballon et l'envoyer dans le filet en dansant le tango, alors il aura objectivement tort. Sa conception du volley n'est pas juste différente, elle est fausse. Mais retirez maintenant le créateur officiel du volley. Il ne nous reste alors que les volleyeurs en maillot sur le terrain, avec un ballon et un filet, mais aucun but objectif qui soit plus valable qu'un autre. Si deux joueurs ne sont pas d'accord sur le but à accomplir, l'un n'a pas plus raison que l'autre, puisqu'il n'y a plus l'avis privilégié du créateur qui fasse autorité. Chacun peut se fixer un but personnel, mais ce n'est pas le but du jeu. Et même si les deux équipes se mettaient d'accord, ce but partagé resterait subjectif, ça ne serait que le leur, puisqu'il ne serait pas plus vrai qu'un but contraire, que d'autres équipes pourraient à leur tour choisir. »
Il en va de même pour la loi morale sur le terrain de jeu qu'est notre planète. Si Dieu n'existe pas, les hommes s'inventent leur propre morale, mais celle-ci n'a pas de fondement objectif, de même qu'il n'y a pas de règles objectives sur un terrain de volley s'il n'y a pas de créateur officiel des règles de ce sport.
Le célèbre militant néo-athée Richard Dawkins avait été particulièrement honnête en reconnaissant les implications de son matérialisme : « Il n'existe au niveau le plus élémentaire ni conception, ni dessein, ni mal, ni bien. Rien sinon de l'indifférence aveugle... Nous sommes des machines faites pour propager de l'ADN 175. »
De leur côté, les philosophes existentialistes du XXe siècle ont bien compris ce qu'impliquait la mort de Dieu. Sartre avoue avoir supprimé Dieu et en tire les conséquences logiques : « L'homme est liberté. Si Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitiment notre conduite 176. »
Il admettra à contrecœur : « Je suis bien fâché qu'il en soit ainsi ; mais si j'ai supprimé Dieu le Père, il faut bien quelqu'un pour inventer les valeurs. Et par ailleurs, dire que nous inventons les valeurs ne signifie pas autre chose que ceci : la vie n'a pas de sens a priori... »
Albert Camus s'était lui aussi rendu compte de ce fait et avouait :
« Si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n'a d'importance. Point de pour ni de contre, l'assassin n'a ni tort ni raison. On peut tisonner les crématoires comme on peut se dévouer à soigner les lépreux. Malice et vertu sont hasard ou caprice. [...] Faute de valeur supérieure qui oriente l'action, on se dirigera dans le sens de l'efficacité immédiate. Rien n'étant ni vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c'est-à-dire le plus fort. Le monde ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves 177. »
Sartre et Camus ont raison. Dans un monde sans Dieu, le « bien » et le « mal » se réduisent aux choix individuels ou collectifs. Il devient alors impossible de condamner objectivement la guerre, le viol d'enfants, la torture, etc. De même, on ne peut pas dire que l'amour, l'amitié et la compassion sont de bonnes choses, puisque, dans un monde sans Dieu, le bien et le mal n'existent pas. « Tout se réduit au fait d'être là », dira Craig.
De son côté, Thomas Durand semble soutenir que l'origine de nos comportements moraux peut intégralement s'expliquer par l'évolution 178. Mais même s'il y parvenait, cela ne montrerait en aucune façon qu'il existe des obligations morales objectives. Il aurait simplement expliqué pourquoi nous sommes portés à agir comme ceci plutôt que comme cela, mais il n'aurait pas montré en quoi nous devons agir comme ceci plutôt que comme cela. On retrouve le fameux problème exposé par David Hume : un « doit » ne peut jamais dériver d'un « est ». Il est tout simplement impossible de passer d'un constat empirique d'un état des choses à un jugement de valeur sur cet état car, si l'athéisme est vrai, il n'y a pas de manière dont les choses « doivent être ». Par conséquent, une explication causale de l'origine biologique de la moralité ne montre en aucune façon qu'il est moralement bon ou interdit de faire telle ou telle chose.
Cela étant dit, il nous semble qu'expliquer intégralement l'origine de nos comportements moraux par l'évolution n'est pas une position tenable. Une morale intégralement fondée sur la survie de l'espèce serait incapable d'expliquer pourquoi nous sommes spontanément portés à faire des actes vertueux contraires à notre instinct de survie, comme le sacrifice de soi. Par exemple, pénétrer dans un immeuble en feu pour sauver un enfant est parfaitement contraire à l'instinct de survie. Pourtant, tout le monde reconnaît qu'il s'agit véritablement là d'une bonne action. Le naturalisme évolutionniste de Thomas Durand est incapable de rendre compte de la moralité de telles actions surérogatoires. Son évolutionnisme est aussi incapable d'expliquer l'immoralité de certaines actions comme le viol, puisque le viol participe au développement de l'espèce et à son foisonnement à travers le processus de procréation. Si donc la morale était fondée uniquement sur la survie de l'espèce et sa perpétuation, alors la logique évolutionniste devrait avoir tendance à nous pousser au viol en vue de la procréation 179.
Mais alors, d'où vient l'immoralité objective du viol ? Si l'on répond qu'il s'agit d'une attaque à la dignité humaine, encore faut-il rendre compte du fait que l'homme aurait une dignité spéciale par rapport aux animaux (qui, eux, ont des rapports sexuels forcés, sans culpabilité morale). Après tout, d'après Thomas Durand, nous ne sommes que des animaux évolués : en quoi le « tas d'atomes » que nous sommes aurait-il plus de valeur qu'un animal ?
En réalité, l'athéisme est incapable d'expliquer ce traitement de faveur vis-à-vis de l'homme que l'on devrait qualifier, à juste titre, de « spéciste 180 ». Seule l'existence d'un Dieu qui crée l'homme à son image, faisant de lui le sommet de sa création, peut expliquer ce statut intrinsèquement supérieur de l'homme vis-à-vis de l'animal.
Il faut noter que les athées s'exclament souvent « c'est contraire aux droits de l'homme ! », sans réfléchir une seule seconde à ce qui fonde ces fameux droits de l'homme. D'où viennent-ils ? D'où vient cette notion de « dignité humaine » ? Celle-ci peut-elle vraiment émaner des atomes ? Si Dieu existe et s'il a créé l'homme à son image, la réponse vient naturellement : chaque être humain est sacré et doit être respecté dans sa dignité qui lui est octroyée par l'acte de la création. Mais si Dieu n'existe pas, alors la notion de dignité humaine n'a plus de sens. L'athée Raimond Gaita l'explique : « Seule une personne religieuse peut sérieusement parler de sacré, dire que tous les êtres humains sont une fin en soi, qu'ils méritent le respect inconditionnel et qu'ils possèdent des droits inaliénables 181. »
D'un point de vue athée, nous ne sommes que des animaux, et les animaux n'ont pas d'obligations morales les uns envers les autres. En effet, dans le règne animal, il n'existe pas de « meurtre » ou de « vol ». Un oiseau qui pêche un poisson dans la mer le tue, mais ne commet pas de meurtre. De même, un oiseau qui saisit un poisson de ses griffes le prend, mais ne le « vole » pas, car aucune de ces choses n'est interdite. De telles actions, bien que préjudiciables pour les victimes, ne sont ni injustes ni immorales. C'est la loi du règne animal. Mais justement, si l'homme est un animal comme les autres, un simple « singe amélioré », comme le pense Thomas Durand, pourquoi penser qu'il y aurait subitement des obligations morales auxquelles il devrait obéir ?
Thomas Durand nous répond que
« l'empathie est présente dans le règne animal et [qu'] elle permet l'altruisme, que ce soit chez les dauphins qui secourent une baleine, ou entre des singes étudiés en laboratoire qui aident leurs congénères dans une situation où ils n'ont rien à gagner sinon à entretenir le code d'entraide qui correspond à leur version du logiciel de moralité » (p. 118).
Encore une fois, constater qu'il y a coopération n'implique pas qu'il doit y avoir coopération. Thomas Durand passe d'un constat empirique d'un état des choses à un jugement de valeur implicite sur cet état des choses. Le fait de constater que les animaux ont une forme d'altruisme coopérateur ne montre en aucune façon que nous avons l'obligation morale d'être altruistes. S'il n'y a personne pour nous commander d'aimer notre prochain comme une fin en soi, alors il n'y a aucune raison qui devrait nous pousser à être altruistes ou généreux (à moins que cela ne nous soit personnellement bénéfique).
Comme le dit l'historien athée Stewart C. Easton :
« Il n'y a aucune raison objective qui explique pourquoi l'homme devrait agir moralement, sauf si cela lui est bénéfique dans sa vie sociale ou si cela lui fait "se sentir bien". Il n'existe aucune raison objective pour laquelle l'homme devrait faire quoi que ce soit, sauf si cela lui procure du plaisir 182. »
D'ailleurs dans le livre Dieu, la science, les preuves, les auteurs Olivier Bonnassies et Michel-Yves Bolloré présentent une expérience de pensée tout à fait pertinente pour mettre cela en lumière : « Si l'on vous proposait cent millions d'euros pour appuyer seulement un instant sur un bouton qui tuerait à l'autre bout du monde une famille nombreuse que vous n'avez jamais vue, en sachant que l'impunité et le secret vous étaient absolument garantis, que feriez-vous 183 ? »
D'un point de vue athée, sans moralité objective, il serait tout à fait rationnel d'appuyer sur ce bouton, puisque les conséquences vous seront bénéfiques. Qu'importe qu'une famille meure à l'autre bout du monde ou que la biologie vous pousse à l'empathie. Ce qui peut tout à fait compter pour vous, c'est de profiter au maximum des plaisirs que vous offre cette courte vie terrestre. En faisant cela, vous n'enfreignez aucune loi morale, étant donné qu'il n'existe pas de législateur pour vous commander de faire quoi que ce soit. Des obligations morales objectives comme « tu dois renoncer à une immense source potentielle de plaisir (l'argent) pour sauver la vie d'un inconnu à l'autre bout du monde » ne peuvent pas être fondées dans un monde sans source ultime et transcendante du bien. C'est précisément cette source ultime et transcendante du bien, à l'origine de notre conscience morale, que l'on appelle Dieu.
Le dilemme d'Euthyphron
Thomas Durand termine son chapitre par une objection bien connue : celle du dilemme d'Euthyphron. Ce dilemme, rapporté par Platon, consiste à douter du bien-fondé de la relation entre Dieu et les obligations morales. Dans ce dialogue, Socrate formule cette objection de la manière suivante : ou bien quelque chose est bon parce que Dieu le veut, ou bien Dieu veut quelque chose parce que cette chose est bonne. Si quelque chose est bon parce que Dieu l'a voulu, alors ce qui est bon devient arbitraire. Dieu aurait pu vouloir que le mépris et la haine de l'autre soient de bonnes choses. En revanche, si l'on affirme que Dieu veut quelque chose parce que cette chose est bonne, alors le fait que quelque chose soit bon ou mauvais est indépendant de Dieu et, par conséquent, ce n'est plus Dieu qui est la source ultime des obligations morales.
Le problème majeur de ce dilemme est qu'il restreint les choix à deux possibilités, mais en oublie une troisième. C'est justement parce que la nature de Dieu est le bien en lui-même qu'il ne peut commander des choses mauvaises. Comme le dit Craig :
« Les commandements de Dieu ne sont pas arbitraires, car ils sont les expressions nécessaires de sa nature juste et aimante. Dieu est bon par essence et ses commandements ne peuvent qu'être orientés vers le bien, en tant qu'ils sont le reflet de sa bonté morale 184 ».
C'est justement parce que les commandements divins sont l'expression nécessaire de la nature divine qu'ils ne peuvent pas être arbitraires. On comprend ainsi que des suppositions comme « Dieu aurait-il pu commander de violer des enfants ? » n'ont pas lieu d'être.
Thomas Durand répond à cet argument ainsi : « Comment savez-vous que Dieu est bon si vous ne pouvez pas évaluer ce qui est bien indépendamment de lui ? Si Dieu était un démiurge maléfique qui cherche à se faire passer pour un dieu tout-puissant et bon, comment les croyants pourraient-ils le savoir ? » (p. 120).
Un peu de métaphysique suffit à montrer en quoi l'hypothèse du dieu maléfique est fausse. Il suffit d'analyser conceptuellement ce que signifie « être maléfique » et voir si cela peut correspondre à l'être nécessaire dont nous avons établi l'existence dans le chapitre sur l'argument cosmologique. Une personne est « maléfique » quand elle convoite quelque chose qu'elle n'a pas (le pouvoir, l'argent, le plaisir sexuel, etc.). Or, Dieu, s'il existe en tant que source transcendante et ultime de toute réalité, ne pourrait avoir de tels désirs. Il serait absolument aberrant d'imaginer un Dieu avare ou libidineux, puisque ces vices ne peuvent concerner en principe que les créatures susceptibles de manquer de quelque chose. Mais la source ultime de toute réalité ne saurait souffrir de tels manques 185.
De même, Dieu ne pourrait pas être sadique. Frédéric Guillaud le fait bien remarquer :
« Personne n'est sadique sans raison ni motif de l'être. [...]. S'agissant du mal moral, nous sommes amenés à saisir la chose suivante : il est impossible de vouloir le mal pour le mal, puisqu'il est impossible d'agir sans se représenter la chose à faire comme un bien, au moins pour soi. Tout acte poursuit le bonheur. Sans cela, il n'aurait pas de motif. [...] Il est évident que l'être nécessaire infini, ne manquant par définition de rien, est en relation directe avec sa propre fin et donc son propre bonheur, à savoir lui-même. [...] Dieu est infiniment au-dessus du mal, car le mal n'a rien de positif, il n'est fondamentalement que privation, manque, ignorance, faiblesse, échec. En conséquence, l'être infini n'est pas exempt du mal par hasard, [...] mais par essence 186. »
En effet, la notion de « mal » en métaphysique n'a pas de statut ontologique positif. Le mal est une privation de l'être. Pour le dire simplement : une absence de bien 187. Si le bien est métaphysiquement en acte, le mal, lui, reste une forme de potentialité non réalisée. Ainsi, si Dieu est acte pur (ce qui peut être établi par la métaphysique thomiste 188), alors il n'y a aucune forme de potentialité non réalisée en lui. Par conséquent, il ne saurait présenter aucune forme de malice. L'hypothèse du démiurge maléfique relève donc de la science-fiction, et non de la métaphysique sérieuse.
L'immoralité des religions ?
Enfin, Thomas Durand essaie de ridiculiser l'argument moral en soutenant que la Bible et le Coran préconisent des choses immorales 189. Mais tout cela est hors sujet par rapport à la question de l'existence de Dieu. Notre zététicien retombe dans la vague critique de la religion. Un déiste comme Voltaire peut tout à fait approuver l'argument moral que nous venons de donner, tout en refusant les religions monothéistes.
Chose amusante, après avoir douté de l'existence d'obligations morales objectives 190, Thomas Durand ne peut résister à clamer ouvertement : « La possession d'un être humain par un autre est l'une des choses les plus immorales que notre espèce puisse commettre [...]. Un génocide est une chose toujours inacceptable » (p. 121 et 123).
Par conséquent, Thomas Durand est lui-même amené à reconnaître spontanément l'existence d'interdits moraux objectifs. S'il se retrouvait en face d'esclavagistes aujourd'hui, il leur dirait probablement que ce qu'ils font est gravement immoral. Mais d'où tire-t-il l'immoralité objective de l'esclavage ? En quoi la possession d'un être humain par un autre devrait-elle être absolument condamnée dans un monde purement matériel ? En quoi y aurait-il une dignité intrinsèque à l'être humain si Dieu n'existe pas ? Les atomes sont-ils susceptibles de fonder l'égalité ontologique entre les hommes ? Telles sont les questions importantes auxquelles il ne peut pas répondre.
Thomas Durand termine son chapitre par une autre faute éclatante de logique formelle : il donne un argument sous forme de prémisses dont la première est « le Dieu des Écritures est défini comme infiniment bon », et dont la conclusion est « donc Dieu n'existe pas » (p. 124). Vous l'aurez compris, en faisant une critique des arguments bibliques, Thomas Durand prétend tout bonnement tirer la conclusion que Dieu n'existe pas.
Pauvre Voltaire ! Si seulement les philosophes déistes savaient que ce génie de Thomas Durand avait réussi à réfuter leur propre croyance en faisant appel au Dieu des Écritures, alors qu'eux-mêmes n'y croyaient pas, ils seraient sans doute stupéfaits... ! Pire, Thomas Durand ose affirmer : « De façon audacieuse, je parie que si Kant avait vécu pour connaître les travaux récents des sciences de la nature sur ces questions, il aurait de lui-même retiré cet argument [l'argument moral] » (p. 125).
Kant aurait donc fait un vulgaire Dieu bouche-trou en défendant l'argument moral ! Il aurait été stupide au point de proposer des arguments susceptibles d'être réfutés par les découvertes scientifiques à venir ! Mais pour qui Thomas Durand le prend-il ? Contrairement à lui, Kant sait bien que les obligations morales ne dépendent pas de faits biologiques et qu'il ne suffit pas d'expliquer le mécanisme qui nous a amenés à agir de telle ou telle manière pour justifier l'existence d'impératifs catégoriques.
Thomas Durand a donc échoué à apporter une réponse sérieuse à l'argument moral.