Le problème du mal

Le vingtième chapitre du livre de Thomas Durand est consacré à ce que l'auteur appelle « l'embarrassante existence du "mal" ». D'après lui,

« s'il fallait imaginer une preuve de l'inexistence de Dieu, ce serait probablement une longue tradition de violences, de torture, de massacres, de saccages, de destruction, de lavage de cerveau par des institutions organisées pour saisir et conserver le pouvoir sur une population entretenue dans l'ignorance et la peur, tout cela perpétré au nom d'une entité bienveillante. Un crime impardonnable de Dieu serait d'exister sans empêcher tant d'horreur » (p. 336).

Thomas Durand soutient que l'existence du mal est l'une des objections les plus fortes à l'existence de Dieu. Nous ne pouvons pas lui donner tort sur ce point. Il est vrai que de nombreuses personnes ne croient pas en Dieu à cause de la souffrance sur terre. Elles ne peuvent concevoir qu'un Dieu omniscient, omnipotent et pleinement bon puisse laisser advenir le mal. Le zététicien affirme par exemple :

« Si Dieu est tout-puissant, et que par définition "Dieu est amour", un paradoxe bien encombrant nous saute aux yeux : absolument rien ne pourrait empêcher une telle entité d'éradiquer le mal, au moins les versions totalement gratuites de celui-ci » (p. 169).

Le problème logique du mal se présente traditionnellement ainsi :

  1. Si Dieu existe, alors il est omniscient, omnipotent et amour.

  2. Si Dieu est omnipotent, alors il a le pouvoir d'éliminer tout le mal.

  3. Si Dieu est omniscient, alors il sait si un certain mal existe.

  4. Si Dieu est amour, alors il désire éliminer tout le mal.

  5. Or, le mal existe.

  6. Si le mal existe, soit Dieu n'a pas le pouvoir de l'éliminer, soit il ne sait pas si le mal existe, soit il ne désire pas l'éliminer.

  7. Donc Dieu n'existe pas.

L'argument est logiquement valide. Il reste à savoir si les prémisses sont vraies. L'objet de cet argument n'est pas en soi de démontrer l'inexistence de Dieu, mais de tenter de montrer que les trois attributs divins cités (omniscience, omnipotence, bonté parfaite) sont incompatibles. Après tout, il se pourrait très bien que Dieu existe mais qu'il ne soit pas tout-puissant. Le théisme n'en serait pas réfuté pour autant. En revanche, comme la conception monothéiste traditionnelle de Dieu affirme ces trois attributs, la plupart des théistes (les chrétiens y compris) sont enclins à accepter la prémisse n° 1. Voyons les autres.

La n° 3 semble incontestable, car il s'agit tout simplement de la définition de l'omniscience. La n° 5 ne semble pas non plus contestable. Qui pourrait affirmer que le mal n'existe pas ? Personne de raisonnable ne prendrait cette thèse au sérieux. La n° 6 est vraie également. Les prémisses qui posent problème sont la n° 2 et la n° 4.

En toute rigueur, il est vrai qu'un Dieu tout-puissant aurait le pouvoir d'éliminer tout le mal possible. Mais pour cela, il devrait nous retirer notre libre arbitre (ce qui éviterait ainsi les atrocités telles que la guerre, le viol, la pédophilie, etc.) : il ferait alors de nous des robots. Dieu est face à un dilemme : soit il choisit de créer des êtres libres tout en sachant que les conséquences potentielles d'un libre arbitre mal utilisé peuvent être dévastatrices, soit il choisit carrément de retirer à l'homme son libre arbitre et de créer des marionnettes. Après tout, Dieu aurait aussi pu créer un monde ne contenant qu'un électron et il n'y aurait pas de mal, mais quel intérêt ? À partir du moment où l'on considère que donner le libre arbitre à l'homme est un bien en soi, on est contraint d'affirmer que Dieu ne peut pas empêcher tous les maux de ce monde (ce qui ne contredit en rien le concept d'omnipotence car, rappelons-le, l'omnipotence consiste à pouvoir faire tout ce qui est logiquement possible). En l'occurrence, Dieu ne peut pas empêcher un criminel de faire librement le mal sans qu'il y ait de contradiction logique, tout simplement parce qu'il est impossible de forcer quelqu'un à faire quelque chose librement 234. Ainsi, il est impossible que Dieu nous accorde un libre arbitre tout en nous forçant à l'utiliser correctement.

Thomas Durand pourra sans doute objecter (avec raison) que la défense théiste ne peut pas tout justifier grâce au libre arbitre. Un petit enfant atteint d'un cancer, un tsunami qui détruit une ville entière et fait des milliers de morts n'ont rien à voir avec le libre arbitre. Traditionnellement, les théistes répondent que Dieu ne veut pas le mal en soi, mais qu'il peut le permettre s'il peut en tirer un plus grand bien. C'est donc la prémisse n° 4 de l'argument ci-dessus que nous contestons : un Dieu amour peut tout à fait laisser le mal advenir s'il peut en tirer un plus grand bien.

Mais quel plus grand bien ? Les réponses ne sont pas toujours faciles. S'il est facile de concevoir le bien qu'un père aimant puisse obtenir en laissant son fils se brûler en mettant la main sur une bougie pour lui apprendre que le feu est quelque chose de dangereux, il n'est pas facile d'imaginer le bien plus grand que Dieu pourrait tirer d'autres maux (telles les maladies, les catastrophes naturelles, etc.).

Thomas Durand le fait remarquer en se fondant sur William Rowe :

« On peut observer autour de nous dans la nature de la souffrance inutile et complètement indépendante de toute activité humaine. Les maladies dégénératives qui détruisent lentement le corps des animaux, les parasites qui les infestent, les prédateurs qui les dévorent vivants, [...] sont autant de cas où la nature produit une souffrance que rien ne saurait justifier. [...] On ne peut pas logiquement concevoir qu'une entité omnipotente et bienveillante soit incapable d'assumer un "bien supérieur" sans empêcher dans le même temps cette incommensurable somme de souffrances. Il y a une incompatibilité irréconciliable entre le concept de Dieu tel que défini dans le cadre du théisme et la réalité des tourments et supplices inutiles des humains et des autres animaux » (p. 180-181).

Le zététicien semble arguer la chose suivante :

1. Si un Dieu d'amour et tout-puissant existe, alors il ne peut pas permettre un mal injustifié (autrement dit, sans qu'il en ressorte un plus grand bien).

2. Or, il existe des maux injustifiés (qui ne permettent aucun plus grand bien).

3. Donc un Dieu amour et tout-puissant n'existe pas (par les n° 1 et 2).

Le problème ici réside dans la prémisse n° 2. On ne peut pas savoir si tel ou tel mal est justifié ou non, car notre vision des choses est très restreinte. Qui peut prétendre que Dieu n'a aucune justification morale à laisser advenir la présence d'un cancer chez quelqu'un ? N'oublions pas que c'est Thomas Durand qui a la charge de la preuve ici, étant donné qu'il prétend donner une démonstration de l'inexistence d'un Dieu amour, omniscient et omnipotent. C'est donc à lui de trouver une contradiction logique entre ces trois attributs. Mais comment Thomas Durand pourrait-il démontrer que Dieu ne peut, en aucune manière, avoir une raison suffisante de permettre un mal X ? Comment pourrait-il démontrer que, en principe, il ne peut pas en ressortir un plus grand bien ? L'intellect humain atteint ici ses limites. On ne peut pas passer de la prémisse « ce mal ne me semble avoir aucune justification » à « il est impossible que Dieu puisse tirer un plus grand bien de ce mal en question ». En toute rigueur, pour réfuter l'argument, il nous suffit seulement d'affirmer qu'il est possible que Dieu ait une raison moralement suffisante de permettre un mal X, quel que soit X, même si nous ne sommes pas directement conscients de cette raison. C'est la réponse du « théisme sceptique 235 ». Bien que cette réponse ne soit pas satisfaisante émotionnellement, elle suffit en elle-même à réfuter le problème du mal intellectuellement et à conclure qu'il n'y a aucune contradiction logique avec l'existence d'un Dieu bienveillant.

En revanche, pour y voir plus clair sur ces fameux « plus grands biens », il est parfois utile de proposer quelques théodicées, c'est-à-dire des raisons concrètes qu'aurait Dieu pour permettre tel ou tel mal.

Le philosophe Richard Swinburne propose une réponse intéressante à cet égard. Selon lui, le mal naturel est nécessaire pour rendre le mal moral possible. Par exemple, vous devez pouvoir observer les effets dévastateurs de la souffrance (mal naturel) avant de pouvoir l'infliger à autrui en toute connaissance de cause (mal moral). Sans les maux naturels tels que les maladies et les accidents, notre capacité à réaliser des choix libres significatifs serait grandement diminuée, car l'existence de ces maux naturels nous donne la connaissance requise pour poser ces choix 236.

Un chrétien pourrait aussi répondre au problème de la souffrance en se fondant sur les données de la Révélation. Il ne faut pas oublier que, d'un point de vue chrétien, la souffrance a un caractère rédempteur, en tant qu'elle façonne un cœur humble et dispose l'homme au salut. C'est souvent dans la souffrance que nous nous tournons vers Dieu et que nous prions. Par exemple, lorsqu'un homme, qui s'était éloigné de la foi depuis son enfance, apprend soudainement qu'il souffre d'un cancer en phase terminale, il peut en venir à se poser les questions existentielles, sachant que la mort approche, et ainsi se tourner de nouveau vers Dieu. Le plus grand bien que Dieu aura tiré de ce mal (non voulu mais permis), c'est la relation de prière restaurée, l'humilité du cœur et le salut éternel qui s'ensuivra.

On peut imaginer d'autres exemples. Lorsqu'on apprend que son enfant a un cancer ou une maladie grave, à travers cette souffrance peut ressortir un esprit d'unité familiale restaurée. C'est parfois dans l'épreuve que nos vertus humaines peuvent se déployer au maximum et se transformer en héroïsme. Et Dieu peut considérer que cette unité, cette générosité dans le soutien et ces prières contribuent grandement à la sanctification de chacun, ce qui contrebalance de loin le mal initial. Ainsi, le mal naturel peut nous donner l'opportunité de réaliser des actions particulièrement louables et de développer en nous des vertus comme le courage, la compassion, voire l'héroïsme. Dans un monde où Dieu empêcherait toute forme de mal naturel, de telles vertus seraient inexistantes. En effet, il ne peut pas y avoir de courage ou d'héroïsme sans danger et il ne peut pas y avoir de compassion sans souffrance.

Nous sommes bien conscients que toutes ces réponses intellectuelles du « plus grand bien » sont insupportables à entendre lorsqu'on vit soi-même la souffrance. Quand on traverse ce genre d'épreuve dans une période très difficile, les arguments philosophiques deviennent inaudibles. On souhaite écarter Dieu au maximum, on le rejette, en lui faisant porter la responsabilité de notre douleur. À ce stade émotionnel compréhensible, il est important de faire revenir la raison et de se rappeler que les démonstrations de l'existence de Dieu que nous avons établies précédemment, elles, tiennent toujours, indépendamment de l'existence du mal. Il faut donc affirmer deux choses simultanément : Dieu existe (les preuves que nous avons apportées précédemment sont solides), mais il existe un mal difficile à comprendre qui nous semble parfois injustifiable et qui nous met en colère. Toutefois, nous devons nous rappeler rationnellement que ce n'est pas parce que nous ne voyons pas — ou que nous ne parvenons pas à concevoir — la raison pour laquelle Dieu permet un mal qu'il n'en a pas 237. Notre vision est trop limitée pour prétendre pouvoir trancher la question. Ici, la raison humaine arrive à ses limites et nous devons humblement le reconnaître.

Notes de bas de page

234 Comme le fait remarquer William Lane Craig, si l'incroyant insiste sur le fait qu'un être omnipotent peut faire ce qui est logiquement impossible, alors le problème du mal disparaît immédiatement, car un Dieu amour pourrait tout à fait créer un monde avec de la souffrance, même si cela est impossible ! (Voir On Guard, David C Cook, 2010, p. 155.)
236 Richard Swinburne, The Existence of God, seconde édition, 2004, p. 245.
237 Voir Frédéric Guillaud, Catholix reloaded, Cerf, 2015, p. 50.