La preuve cosmologique
Prétendre pouvoir réfuter « la » preuve cosmologique (comme s'il n'en existait qu'une seule version) en quelques pages témoigne d'une ignorance profonde du sujet. À lire sa « réfutation », il apparaît clairement que Thomas Durand n'a jamais lu ne serait-ce qu'une seule défense sérieuse de l'argument cosmologique en philosophie de la religion. Pourtant, des milliers de publications académiques, pour la plupart accessibles, existent sur le sujet, à commencer par l'article du Standford Encyclopedia of Philosophy qui y expose correctement les arguments divers 60. Mais non, cela n'intéresse pas notre zététicien qui préfère s'attaquer aux arguments de quelques « théistes » incultes d'Internet. Après tout, pourquoi lire de la philosophie analytique sérieuse quand on peut s'attaquer aux arguments des commentaires YouTube ?
Reprenons les choses dans l'ordre. D'abord, Thomas Durand parle de la preuve cosmologique, alors qu'il en existe au moins une quinzaine, défendues au niveau universitaire :
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La première voie de saint Thomas d'Aquin 61 ;
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La deuxième voie de saint Thomas d'Aquin 62 ;
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La troisième voie de saint Thomas d'Aquin 63 ;
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L'argument cosmologique de Samuel Clarke 64 ;
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L'argument cosmologique leibnizien 65 ;
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L'argument cosmologique d'Alexander Pruss 66 ;
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L'argument cosmologique de Gale-Pruss 67 ;
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L'argument cosmologique du kalam 68 ;
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L'argument cosmologique swinburnien 69 ;
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L'argument cosmologique scotiste 70 ;
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L'argument cosmologique de Rasmussen et Weaver 71 ;
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L'argument cosmologique de Descartes 72 ;
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L'argument cosmologique d'Emanuel Rutten 73 ;
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L'argument cosmologique d'Andrew Loke 74 ;
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L'argument cosmologique de Robert Koons 75 ;
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L'argument cosmologique modal du commencement 76 (Pruss et Rasmussen).
Évidemment, on ne demande pas à Thomas Durand de traiter de chacun de ces arguments. On attend au moins de lui qu'il sache répondre aux trois types d'arguments cosmologiques majeurs, bien connus des philosophes :
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l'argument du kalam vise à démontrer qu'une régression à l'infini des événements passés est impossible ;
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l'argument de la contingence thomiste vise à montrer qu'une régression des causes essentiellement ordonnées (per se) ne peut remonter à l'infini et doit se terminer par une cause première nécessaire qui fonde l'existence de la série contingente et qui la maintient dans l'existence à chaque instant ;
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l'argument cosmologique de Leibniz vise à montrer qu'une série d'êtres contingents, même en nombre infini, aurait besoin d'une cause externe qui rende compte de son existence.
Tout cela semble échapper complètement à Thomas Durand qui n'a manifestement pas l'air d'avoir étudié le sujet (en témoigne l'absence totale de références en note de bas de page). Aucun philosophe théiste n'est cité. Sa méthode consiste principalement à construire un argument cosmologique qu'aucun philosophe n'a jamais défendu, puis à le contredire avant d'affirmer péremptoirement avoir réfuté « l'argument cosmologique ».
Nous allons rappeler les grandes lignes fondamentales de ces arguments et montrer en quoi Thomas Durand échoue à y répondre sérieusement.
La cause incausée
Le point de départ fondamental de la plupart des arguments cosmologiques est d'établir qu'il existe une cause incausée qui est la source de la totalité de l'existence. Puis, dans un second temps, on cherche à identifier cette cause incausée comme étant Dieu, en faisant une analyse conceptuelle de ses attributs. Pour le moment, ce qui nous préoccupe est d'établir que la proposition « tout a une cause » est fausse 77.
L'argument pour établir l'existence d'une cause incausée peut s'écrire ainsi :
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Il existe une relation de cause à effet dans le monde 78.
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Il n'y a pas de causalité circulaire.
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Il n'y a pas de régression causale à l'infini.
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Donc il existe une cause incausée (par n° 1, 2 et 3).
L'argument est logiquement valide. La proposition n° 1 est indéniable, à moins de ne pas croire en la réalité du monde extérieur. La proposition n° 2 semble assez évidente et peut s'établir facilement. La causalité circulaire aboutit en effet à l'existence d'êtres auto-causés, ce qui est impossible. En effet, s'il existait une chaîne causale circulaire du type « A cause B ; B cause C ; C cause A », on aboutirait alors au fait que A est la cause indirecte de A. Or, la notion de cause de soi est absurde puisque, pour être cause de soi à proprement parler, il faudrait se précéder soi-même dans l'existence, c'est-à-dire exister avant d'exister, chose impossible. Nous pouvons donc éliminer cette hypothèse de causalité circulaire.
C'est donc la proposition n° 3 qu'il reste à établir 79. Comment démontrer qu'une chaîne causale infinie est impossible ? Eh bien, en se focalisant sur la relation de dépendance liée à la causalité. Si tous les membres d'une chaîne causale avaient une cause, ils tiendraient tous leur existence du membre précédent et ainsi de suite, indéfiniment. Mais dans ces conditions, il est aisé de voir qu'aucun de ces êtres ne pourrait exister. En effet, pour que l'existence puisse être transmise à chaque membre de la chaîne, il faut qu'elle soit réellement reçue ! On peut mettre cela en évidence avec l'analogie des wagons.
Si vous demandez « pourquoi le wagon 1 avance-t-il ? » et qu'on vous répond « le wagon roule, car il est tiré par le wagon 2 », vous ne serez sûrement pas satisfait. De même, si vous allez dans le wagon 3 et qu'on vous répond la même chose, vous n'êtes pas plus avancé. L'explication n'a été que décalée. À supposer qu'il existe un nombre infini de wagons ou bien des wagons en boucle formant un cercle, il est évident qu'une telle explication, infinie ou circulaire, ne pourrait pas justifier pourquoi le train avance. Il ne pourrait pas avancer, puisque l'important n'est pas que le mouvement puisse être transmis, mais qu'il puisse être produit. Si chaque wagon bouge grâce à son prédécesseur et ainsi de suite à l'infini, on se trouverait alors dans une situation absurde dans laquelle le mouvement pourrait être transmis sans jamais avoir été réellement produit. Il est donc impossible qu'une telle série causale puisse exister. Si chaque élément d'une série causale est dépendant d'un autre, alors aucun membre de la chaîne ne peut réellement transmettre le pouvoir causal au membre suivant. La série tout entière reste donc impuissante à transmettre la causalité.
C'est un peu comme si l'on essayait d'expliquer le reflet d'un objet par le reflet d'un miroir, en faisant référence à un précédent miroir, et ainsi de suite, ad infinitum. Il est évident que vous n'obtiendrez jamais d'image, puisque l'image de chaque miroir dépend du reflet d'un miroir précédent. Une série essentiellement ordonnée 80, comme celle-ci où tous les termes sont dépendants les uns des autres de manière simultanée, serait donc impuissante dans la transmission du pouvoir causal.
On peut aussi aborder le problème d'un point de vue mathématique. C'est comme si l'on avait défini une suite par récurrence du type où , sans avoir de premier terme . C'est impossible : si cette suite n'a pas de premier terme, elle n'en a pas non plus de deuxième (puisque ), et ainsi de suite. En fin de compte, cette suite définie par récurrence est une forme de relation causale (entre et ) sans point de départ. Celle-ci échoue à transmettre l'existence des valeurs de chacun de ses termes et, par conséquent, n'a pas d'existence réelle.
Il y a donc forcément une cause première. Elle ne peut être cause d'elle-même, car la notion de cause de soi implique d'exister avant d'exister, ce qui est absurde. Elle ne peut pas non plus être issue du néant, car le néant (compris comme « absolument rien ») n'a pas de pouvoir causal. C'est pour cela qu'on dit qu'elle est la cause incausée.
Une autre manière d'établir qu'une régression causale à l'infini est impossible est de montrer en quoi celle-ci peut se réduire à la causalité circulaire. Or, nous venons de dire que la notion de causalité circulaire est impossible puisque, pour être cause de soi à proprement parler, il faudrait se précéder soi-même dans l'existence, chose impossible. Nous pouvons alors donner l'argument suivant (que nous reprenons à Frédéric Guillaud 81) qui montre que toute chaîne causale infinie est impossible :
Axiome : Aucun être (simple ou composé) ne cause lui-même sa propre existence (la réflexivité causale est contraire au principe de non-contradiction, puisqu'elle suppose qu'un être soit logiquement à la fois antérieur et postérieur à lui-même).
Hypothèse [à réfuter] : Il existe une régression à l'infini de cause en cause.
Le nombre de termes étant réellement infini, pour tout terme pair de cette série, il existe un terme impair qui est la cause de son existence.
De même, pour tout terme impair de cette série, il existe un terme pair qui est la cause de son existence.
L'ensemble des termes impairs (ETI) est donc la cause de l'ensemble des termes pairs (ETP).
De même, l'ensemble des termes pairs (ETP) est la cause de l'ensemble des termes impairs (ETI).
Si ETI est la cause de ETP et ETP est la cause de ETI, alors ETI est la cause de sa cause, donc cause de soi.
La proposition n° 7 est valide mais nécessairement fausse, car contradictoire avec l'axiome rappelé en n° 1, qui exclut l'existence de toute cause de soi.
Donc l'hypothèse est fausse : il ne peut pas exister un nombre réellement infini de causes et d'effets enchâssés les uns dans les autres : une régression causale infinie est impossible. »
Mais Thomas Durand ne semble même pas connaître ces raisonnements : « L'hypothèse Dieu sort renforcée dans l'esprit des apologètes car elle met un terme à la régression infinie des causes : univers causé par C1, causé par C0, causé par C-1, etc. Mais quel est le problème avec un enchaînement infini des causes ? Les lois de la physique s'opposent-elles à une chaîne causale infinie ? Une série logique requiert-elle nécessairement un premier membre ? Non » (p. 70).
Étonnamment, le zététicien ne traite à aucun moment des arguments contre une régression à l'infini. Pas un mot n'est dit pour tenter de les réfuter (probablement parce qu'il ignore leur existence). Plus grave, il accuse les théistes de définir Dieu comme étant la cause de soi (terme évidemment erroné, comme nous l'avons vu, puisqu'il est impossible de se causer soi-même 82).
« Ils [les théistes] ont l'avantage que Dieu peut être défini comme une nécessité autosuffisante, absolue, indépendante de tout : une causa sui (entité qui est sa propre cause). Par la seule force de cette définition conceptuelle qui ne demande que l'effort de la formuler à haute voix ou avec un peu d'encre, on s'imagine avoir posé une alternative sérieuse à la régression infinie des causes, mais c'est une illusion, un tour de passe-passe. Parce que Dieu est alors défini comme un concept expressément programmé pour masquer le problème, mais pas pour l'expliquer. Le DieuTM ainsi défini est un bouche-trou dont les bords correspondent exactement aux contours actuels de notre ignorance sur l'univers. Un bouche-trou qui nous fait oublier qu'on n'a pas répondu à la question. Zeus n'a jamais été une explication au phénomène de la foudre au sens rationnel du terme, il était un élément narratif jouant le rôle de cause première. Pourquoi faudrait-il considérer la figure contemporaine de Dieu autrement ? » (p. 71).
Cette assertion est intellectuellement navrante et consternante. On élabore un raisonnement métaphysique sérieux pour montrer qu'il existe une cause incausée, source de la totalité de l'existence, et Thomas Durand juge opportun de nous parler de Zeus (comme si le Dieu du théisme classique était comparable aux dieux issus de la mythologie grecque !). Il nous accuse de commettre un sophisme du « dieu bouche-trou ». Mais c'est précisément le contraire : on ne cherche pas à combler nos ignorances en invoquant l'idée d'une cause incausée ! On déduit son existence en montrant qu'une régression causale à l'infini est impossible.
Transition : identification de la cause incausée
Dans un second temps, le théiste cherche à montrer que l'on peut identifier la cause incausée comme étant Dieu, en faisant une analyse conceptuelle de ses attributs. À ce stade, les matérialistes athées comme Thomas Durand objecteront sans doute que la cause incausée pourrait très bien être l'Univers. Il s'agira donc de montrer que l'Univers a lui-même une cause (et donc qu'il n'est pas la cause incausée).
Or, comment démontrer que l'Univers a une cause ? Il existe deux voies principales : établir qu'il a commencé d'exister (argument du kalam) ou montrer qu'il est contingent (argument de type leibnizien). Nous allons les voir dans l'ordre.