L'argument du kalam
L'argument du kalam se fonde sur le commencement de l'Univers 83. On peut le présenter ainsi :
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Tout ce qui a commencé d'exister a une cause.
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Or, l'Univers a commencé d'exister.
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Donc l'Univers a une cause (il n'est pas la cause incausée).
La proposition n° 1 est fondée sur le principe ex nihilo nihil fit (c'est-à-dire « de rien ne sort rien »). En effet, le néant (c'est-à-dire l'absence totale d'être) ne peut pas produire de l'être, puisque la non-existence de quoi que ce soit ne saurait produire l'existence de quelque chose. Le nier, c'est opter pour le chaos métaphysique total. C'est donc la prémisse n° 2 qu'il faut établir. Pour cela, les théistes utilisent à la fois des arguments scientifiques et philosophiques.
Les arguments scientifiques sont principalement fondés sur les raisons suivantes :
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La prédominance du modèle de Friedmann-Lemaître, qui résiste remarquablement à toutes les autres théories proposées jusqu'alors pour lutter contre ce modèle (état stationnaire, univers oscillant avec Big Crunch périodique, inflation chaotique, multivers ekpyrotique 84, etc.). Toutes ces tentatives d'alternatives n'ont pas su mettre en échec la théorie traditionnelle du Big Bang, qui suggère la nécessité physique d'un commencement radical, bien qu'on ne sache pas exactement ce qui s'est passé juste avant le temps de Planck (10-43 seconde après l'hypothétique instant t = 0).
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La seconde loi de la thermodynamique, qui affirme que l'entropie tend à s'accroître dans un système isolé. Ce principe montre probablement 85 aussi que l'Univers a commencé d'exister. En effet, si l'Univers a une durée de vie suffisamment longue, il se rapprochera asymptotiquement d'une mort thermique, atteignant un état d'équilibre à une température proche du zéro absolu. Autrement dit, si l'Univers existait depuis un temps infini, il serait déjà éteint depuis un temps infini (puisqu'il aurait brûlé tout son carburant).
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Le théorème de Borde-Guth-Vilenkin : il prouve de manière définitive que tout univers qui, en moyenne, est en expansion tout au long de son histoire, ne peut pas être infini dans le passé, mais doit avoir une limite d'espace-temps passée 86.
Thomas Durand conteste : « La prémisse 2 semble confortée par la cosmologie [...] du Big Bang [...]. Mais il faut se souvenir qu'il est question de l'univers observable, lequel pourrait ne représenter qu'une fraction du cosmos, duquel nous ne savons rien » (p. 68).
Ici, l'auteur semble ignorer que le théorème de Borde-Guth-Vilenkin s'applique à tout univers qui, en moyenne, est en expansion tout au long de son passé, et pas seulement à notre Univers visible. La seule hypothèse que requiert ce théorème est que l'Univers ait une moyenne d'expansion strictement positive, rien de plus. Si les théoriciens tentaient autrefois d'éviter le commencement absolu en se cachant derrière la période précédant le temps de Planck, le théorème de Borde-Guth-Vilenkin ne dépend d'aucune description physique de l'Univers précédant le temps de Planck. Il balaie d'un revers de la main les tentatives les plus importantes d'éviter le commencement absolu de l'Univers, en particulier, le multivers inflationnaire éternel.
Vilenkin n'y va pas de main morte : « La chose remarquable à propos de ces théorèmes est leur portée très générale. Nous n'avons fait aucune présupposition sur le contenu matériel de l'Univers. Nous n'avons pas même présupposé que la gravité fût adéquatement décrite par les équations d'Einstein. Par conséquent, si la gravité d'Einstein requiert quelques modifications, notre conclusion continuera de s'imposer. La seule chose que nous ayons admise est que le taux d'expansion de l'Univers ne passe jamais sous une certaine valeur non nulle, aussi petite soit-elle. Ce postulat serait certainement satisfait dans un faux vide (false vacuum) en inflation. On peut en conclure qu'une inflation éternelle sans commencement est impossible. [...] On dit qu'un argument est ce qui convainc les hommes raisonnables, et qu'une preuve est ce qui est nécessaire pour convaincre même un homme non raisonnable. Avec la preuve maintenant établie, les cosmologistes ne peuvent désormais plus se cacher derrière la possibilité d'un Univers ayant un passé éternel. Il n'y a pas d'échappatoire, ils doivent affronter le problème d'un commencement cosmique 87. »
De plus, l'objection de Thomas Durand ne répond pas à toutes les preuves métaphysiques qui ont été développées par les philosophes en faveur du commencement de l'Univers. Il existe au moins six arguments distincts pour montrer l'impossibilité d'un passé infini :
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l'argument fondé sur l'impossibilité d'un infini actuel (Craig 88) ;
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l'argument fondé sur l'impossibilité de former un infini actuel par addition successive (Craig 89) ;
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l'argument de la régression de dépendance vicieuse 90 ;
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le paradoxe de la société éternelle (développé par Wade Tisthammer 91) ;
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les paradoxes liés au finitisme causal (Pruss, 2018 ; Koons, 2014) 92 ;
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les paradoxes probabilistes développés par Alexander Pruss 93.
Sans nul doute, Thomas Durand ignore la quasi-totalité de ces arguments. Pourtant, ces preuves montrent bel et bien que l'espace-temps lui-même a commencé d'exister (et pas seulement dans notre univers observable). Nous en citerons ici quelques-unes (les trois premières) de manière synthétique, sans bien sûr entrer dans tous les détails et objections, et en invitant le lecteur à creuser davantage.
L'argument fondé sur l'impossibilité de l'infini actuel
Le premier argument, inspiré de Craig, consiste à faire remarquer que la possibilité d'un passé infini implique la possibilité d'un infini actuel 94. Or, il est possible de montrer que l'infini actuel ne peut pas exister dans le monde physique, grâce à de nombreux paradoxes.
Le mathématicien David Hilbert a démontré en quoi l'application de l'arithmétique transfinie au monde physique mènerait à des conclusions absurdes. Pour illustrer cela, il prit l'exemple d'un hôtel ayant un nombre réellement infini de chambres.
Imaginons que l'infini actuel soit possible et qu'il existe un hôtel disposant d'un nombre réellement infini de chambres. Imaginons que l'hôtel infini en question soit plein (c'est-à-dire que chaque chambre est occupée). Un touriste arrive à la réception et demande s'il peut avoir une chambre. Le manager lui répond que chaque chambre est déjà occupée, mais qu'il n'y a aucun problème pour l'accueillir quand même. Pour cela, le manager demande à la personne de la chambre 1 de se déplacer dans la chambre 2, à la personne de la chambre 2 de se déplacer dans la chambre 3, et ainsi de suite... Ainsi, la chambre 1 se retrouve disponible, alors que toutes étaient habitées ! Bizarre, non ? Comment un hôtel dont les chambres sont toutes occupées pourrait-il accueillir une personne de plus ?
Supposons maintenant qu'une infinité de personnes arrivent à la réception de l'hôtel et demandent une chambre. Le manager leur répond que l'hôtel est déjà plein, mais qu'il n'y a aucun problème pour leur trouver des chambres vacantes. Il donne alors la consigne suivante : la personne dans la chambre 1 passe dans la chambre 2, la personne dans la chambre 2 passe dans la chambre 4, la personne dans la chambre 3 passe dans la chambre 6 et la personne dans la chambre N se déplace dans la chambre 2N. Ainsi, toutes les chambres de numéro 2N - 1 deviennent vacantes et peuvent accueillir une infinité de personnes supplémentaires. Chose parfaitement contre-intuitive au premier abord ! Comment un hôtel plein a-t-il pu recevoir une infinité de clients supplémentaires ?
Allons plus loin en considérant à présent les scénarios suivants :
- Dans un premier scénario S1, les chambres sont toutes occupées et les résidents des chambres 4 et plus décident de partir. Ainsi, une infinité d'invités sont partis et seules les trois premières chambres de l'hôtel restent habitées.
- Dans un autre scénario S2 où l'hôtel est plein, ce sont cette fois-ci les résidents des chambres impaires qui décident de partir. Une infinité de personnes sont parties, mais il reste tout de même une infinité de chambres occupées : (celles numérotées 2N).
Dans le scénario S1, il reste un nombre fini de chambres occupées (les trois premières), mais dans S2, un nombre infini (les chambres numérotées 2N). Or — et c'est là où tout devient paradoxal —, nous savons mathématiquement que exactement le même nombre de personnes ont quitté l'hôtel (puisque le cardinal 95 de l'ensemble des entiers naturels impairs est égal au cardinal de l'ensemble des entiers naturels). En effet, le mathématicien Georg Cantor a démontré que, s'il existe une bijection (c'est-à-dire une correspondance termes à termes) entre deux ensembles infinis, alors ces ensembles sont égaux. Et c'est précisément le cas ici.
Nous avons donc affaire à une impossibilité logique : le même nombre de personnes se sont retirées de l'hôtel dans les scénarios S1 et S2 et, suite à cette soustraction, nous obtenons un résultat différent (l'un fini et l'autre infini).
Cette contradiction logique tient au fait que la soustraction est proscrite en arithmétique transfinie (en mathématiques, il est bien connu qu'il est interdit de soustraire des ensembles infinis 96). Or, dans le monde réel, rien n'empêche les résidents de s'ajouter ou de se soustraire de l'hôtel. Il y a donc une vraie différence ontologique entre ce qui est cohérent mathématiquement et ce qui est possible dans le monde physique.
Dans le monde conceptuel (c'est-à-dire en mathématiques), l'infini est une notion cohérente et la soustraction est proscrite. Or, dans le monde physique, les opérations de type addition et soustraction ne sont pas proscrites (rien n'empêche les personnes de s'ajouter ou de se soustraire de l'hôtel). En conséquence, l'infini actuel n'est pas applicable au monde physique (sinon, on obtiendrait les contradictions énoncées ci-dessus). C'est pourquoi David Hilbert en conclut que « l'infini [en acte] ne se trouve pas dans la nature. [...] Il n'existe qu'en tant que concept mathématique 97 ».
Formellement, on résumera l'argument de Craig (fondé sur Hilbert) de la manière suivante :
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En arithmétique transfinie, les opérations telles que les soustractions sont interdites pour les multitudes réellement infinies.
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Or, dans un monde physique où existeraient des multitudes infinies, les soustractions seraient possibles (les invités peuvent s'ajouter ou se soustraire de l'hôtel).
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Donc les multitudes physiques infinies (comme l'hôtel de Hilbert) sont impossibles dans un monde physique.
Admettons, direz-vous. Mais quel est le rapport avec l'existence d'un passé infini ? En quoi l'impossibilité d'un infini actuel montrerait-elle qu'un passé infini est impossible ? Eh bien, tout simplement parce que la possibilité d'un passé infini implique la possibilité d'un infini actuel. Par conséquent, nous pouvons donner l'argument suivant :
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Si un passé infini est possible, alors un infini actuel est possible.
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Or, un infini actuel est impossible (comme le montre Hilbert).
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Donc un passé infini est impossible (par n° 1 et 2).
Nous venons de montrer la prémisse n° 2. La prémisse n° 1, quant à elle, peut s'établir facilement. Imaginons qu'un homme immortel se soit amusé à construire une chambre d'hôtel chaque année depuis un passé infini, jusqu'à aujourd'hui. Quel serait alors le nombre de chambres construites à ce jour ? Eh bien, un nombre réellement infini ! Par conséquent, si un passé infini est possible, alors il est possible de créer un scénario qui génère un infini actuel. On pourrait aussi se contenter simplement de reprendre l'exemple de Frédéric Guillaud 98 d'un homme immortel qui s'amuse à compter les jours de sa propre existence en faisant un trait sur une ardoise. Si le passé est infini, alors le nombre de traits inscrits sur l'ardoise aujourd'hui est un infini actuel, c'est-à-dire une multitude réellement infinie de traits. Ainsi, la possibilité d'un passé infini entraîne la possibilité d'un infini actuel. Et comme nous avons établi que l'infini actuel est impossible, il s'ensuit nécessairement que le passé ne peut pas être infini 99.
L'argument fondé sur l'impossibilité de traverser l'infini
Le deuxième argument proposé par William Lane Craig est fondé sur l'impossibilité de « traverser » ou de « parcourir » un infini actuel. Autrement dit, même si l'infini actuel pouvait exister (ce que nous contestons), il serait impossible de le parcourir ou de le traverser.
En effet, si le passé est infini, alors le nombre d'événements que nous aurions eu à parcourir pour arriver à aujourd'hui est réellement infini. Dès lors, il n'aurait pas été possible d'atteindre l'instant présent, car il est impossible de traverser un nombre réellement infini d'événements de même durée. Imaginons un homme immortel qui a compté depuis un temps infini l'ensemble des entiers négatifs. Il termine son décompte aujourd'hui : « ... -5, -4, -3, -2, -1, 0. Ça y est ! J'ai fini de compter tous les entiers négatifs ! » Vous lui diriez sans doute qu'il ment, car il est impossible de terminer un processus qui n'a pas de commencement. De la même manière qu'il est impossible d'atteindre l'infini par addition successive (c'est-à-dire de compter 1, 2, 3, 4... et dire « ça y est, j'ai atteint l'infini ! »), il est impossible de faire le chemin en sens inverse, car une traversée qui ne peut pas se faire dans un sens ne peut pas se faire dans l'autre sens ! Si quelqu'un ne peut pas traverser l'infini dans une direction, comment pourrait-il le traverser dans la direction opposée ?
Supposons par ailleurs qu'on rencontre cet homme immortel qui dit avoir réalisé ce décompte. Nous pourrions lui poser la question suivante : « Pourquoi n'as-tu pas fini ton décompte hier, ou avant-hier, ou l'année dernière, voire il y a cinq milliards d'années ? » À chaque instant dans le passé, un temps infini se serait déjà écoulé, ce qui implique qu'il aurait déjà dû avoir fini son décompte (puisqu'il avait déjà eu un temps infini pour le faire). Le fait qu'il finisse aujourd'hui est donc inexplicable. En effet, si, à chaque instant dans le passé, il avait déjà dû avoir terminé ta tâche, alors il est impossible qu'il l'ait terminée aujourd'hui 100.
Thomas Durand tente une objection à l'argument de la traversée : « Dans l'hypothèse d'un passé sans commencement, on parle bel et bien d'un univers/multivers infini dans le temps, c'est-à-dire sans commencement et pas avec un commencement situé infiniment loin dans le passé. Il n'y a donc nul point d'origine à partir duquel compter une infinité de jours » (p. 78).
Thomas Durand a parfaitement raison. Il n'y a nul point d'origine à partir duquel on compte un nombre de jours infini. Mais c'est précisément cela qui pose problème ! Le fait qu'il n'y ait pas de « point d'origine » à partir duquel on puisse commencer le décompte rend la tâche irréalisable. La formation d'un infini actuel, sans point d'origine, mais avec une fin, est aussi impossible que le fait de commencer en un point donné et tenter d'atteindre l'infini. Le temps consiste à traverser des événements qui se succèdent les uns aux autres, sur le modèle d'un processus additif. Une opération du type -ℵ0 + 1 = -ℵ0 ne mène nulle part. Par extension, quel que soit l'entier naturel n qu'on choisit, l'opération -ℵ0 + n = -ℵ0 ne mène nulle part non plus. En conséquence, la démarche qui consiste à vouloir provenir d'un passé infini ne peut jamais avancer. Comme le dit William Lane Craig, réussir une telle opération reviendrait à prétendre qu'on peut « sauter hors d'un puits sans fond 101 ». On résumera l'argument de Craig ainsi :
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La série des événements temporels est formée par addition successive (les événements s'ajoutent les uns après les autres).
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Or, une série formée par addition successive de termes ne peut être réellement infinie.
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Donc la série des événements passés ne peut pas être réellement infinie (par les propositions n° 1 et n° 2).
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Or, un Univers sans commencement implique une série d'événements réellement infinis dans le passé.
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Donc l'Univers a commencé d'exister (par les propositions n° 3 et 4).
Le paradoxe d'Al Ghazali 102
L'absurdité de la formation séquentielle d'un infini réel a été approfondie par le philosophe du Moyen Âge Al Ghazali qui imagine deux séries temporelles sans commencement d'événements coordonnés. Il suppose l'existence de notre système solaire avec un passé infini, en imaginant que les périodes de révolution orbitale des planètes sont coordonnées, de sorte que chaque fois que Jupiter effectue une révolution, Saturne en fait deux. La question qui se pose alors est la suivante : si ces deux planètes ne cessent d'être en orbite et tournent depuis une éternité, laquelle des deux aura parcouru le plus grand nombre de révolutions orbitales ?
La réponse à cette question mène à des contradictions dans le monde physique car, mathématiquement, on peut montrer qu'elles ont toutes les deux parcouru le même nombre d'orbites, à savoir une infinité réelle ℵ0. On peut le prouver en observant qu'il y a une bijection, c'est-à-dire une correspondance un à un, entre les deux ensembles d'orbites. Mais on sait aussi que, plus elles ont été longtemps en orbite, plus l'écart entre les deux planètes devient grand. En effet, si les deux tournent depuis une éternité, alors on tend progressivement vers une limite où Jupiter s'est laissée infiniment distancer par Saturne. Toutefois, étant à présent des infinis actuels, les nombres respectifs de leurs orbites parcourues sont en quelque sorte devenus magiquement identiques. En effet, ils auront « atteint » l'infini ℵ0 à partir du passé éternel.
Par ailleurs, Ghazali pose une question qui rend la situation encore plus absurde : le nombre d'orbites parcourues sera-t-il pair ou impair ? Figurez-vous qu'on peut montrer mathématiquement, à l'aide des théorèmes d'arithmétique transfinie post-cantorienne, que le nombre d'orbites parcourues est à la fois pair et impair 103 ! Ainsi, Jupiter et Saturne ont tous les deux parcouru un nombre pair et impair d'orbites et, selon les mots de Craig, « ce nombre est resté égal et inchangé depuis toute l'éternité, malgré les révolutions que [ces planètes] subissent toujours et la disparité croissante entre elles sur tout intervalle de temps fini. Ceci apparaît absurde au plus haut point 104. » Autre conséquence absurde : revenons mille ans plus tard ; le nombre des rotations des planètes n'aura pas augmenté, puisque ℵ0 + n = ℵ0. Il sera exactement le même que mille ans auparavant, alors que Jupiter et Saturne n'auront pas cessé de tourner depuis. Bref, on comprend là que l'hypothèse d'un passé infini mène à des absurdités flagrantes dans le monde réel.
L'argument fondé sur la régression vicieuse (réduction à la causalité circulaire)
Il est aussi possible de montrer que le passé ne peut pas être infini en faisant appel à des paradoxes qui agissent directement sur la chaîne causale infinie. Le but de ces arguments est de construire des scénarios tout à fait cohérents combinés à l'hypothèse du passé infini pour en déduire une impossibilité. Par exemple, à partir de l'hypothèse d'un passé infini, il est possible de construire une chaîne causale qui peut se réduire à une causalité circulaire de la manière suivante :
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Supposons que le passé puisse être infini (hypothèse).
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Si 1) est vrai, alors le scénario suivant est métaphysiquement possible : S = « Chaque année depuis un passé infini, une poule pond exactement un œuf avant de mourir. »
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Si S est vrai, alors chaque œuf existant est causé par une poule et chaque poule existante est causée par un œuf.
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Si c'est le cas, alors toutes les poules suffisent à causer tous les œufs.
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De même, tous les œufs suffisent à causer toutes les poules.
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Si toutes les poules suffisent à causer tous les œufs et si tous les œufs suffisent à causer toutes les poules, alors toutes les poules suffisent à causer toutes les poules (causalité circulaire).
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Or, la causalité circulaire est impossible.
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Donc le passé ne peut pas être infini.
Imaginons que vous viviez dans un tel monde. Vous posez la question : « Pourquoi les œufs existent-ils ? — Parce qu'ils ont été causés par les poules », vous répond-on. Vous insistez un peu : « Mais alors, pourquoi les poules existent-elles ? » On vous rétorque alors : « Mais parce qu'elles ont été causées par les œufs, voyons ! » Vous ne serez sans doute pas satisfait. En effet, l'explication qu'on vient de vous donner est purement circulaire : les poules existent parce que les œufs existent, et les œufs existent parce que les poules existent. Autrement dit, les poules existent parce que les poules existent : nous aboutissons là à une explication circulaire qui ne mène nulle part. Il faut donc rejeter l'existence d'une telle chaîne causale infinie. Or, si le passé était infini, rien n'empêcherait de construire cette chaîne causale ! L'engendrement œuf-poule est parfaitement cohérent avec un passé fini (il faut juste que la série en question possède un premier membre). Ce n'est qu'à partir du moment où l'on ajoute l'hypothèse du passé infini que l'on obtient une causalité circulaire. C'est donc bien l'hypothèse du passé infini qu'il faut rejeter 105.
Objections de Thomas Durand
Thomas Durand, en bon scientiste, ignore bien entendu l'existence des arguments précédents et pense pouvoir se rabattre sur l'hypothèse physique d'un rebond infini ou sur la théorie des multivers pour éviter le commencement absolu de l'Univers : « Outre l'hypothèse du rebond évoqué par Étienne Klein, la théorie des multivers permet d'envisager un univers infini dans le temps et dans l'espace, c'est-à-dire un univers sans fin ni... début » (p. 79).
L'idée d'un rebond infini dans le temps passé est impossible, car cela générerait un infini actuel. Or, l'infini actuel n'existe pas dans le monde physique (seuls les infinis potentiels existent). Et même si l'infini actuel pouvait exister, le modèle d'Étienne Klein et la théorie des multivers ne réfutent en rien les arguments philosophiques en faveur de l'impossibilité d'un passé infini, ni le théorème de Borde-Guth-Vilenkin. On est ici dans le hors sujet total.
Retour au scientisme !
Thomas Durand déclare en toute tranquillité que « des modèles cosmologiques cohérents et toujours valides permettent de penser que l'univers a débuté — s'il a débuté — sans aucune intervention extérieure » (p. 97).
Mais il retombe une fois de plus dans le scientisme. Selon lui, la science (en l'occurrence, les modèles cosmologiques) permettrait de penser que l'Univers a débuté sans aucune intervention extérieure ! Or, tout cela est absurde. La science n'opère qu'à partir des lois physiques. Elle est parfaitement incapable d'expliquer l'origine ultime de ces lois. Il est donc insoutenable de penser que certains modèles cosmologiques puissent démontrer qu'il n'y a pas de créateur de l'Univers, puisqu'ils ne peuvent pas se prononcer sur la notion d'intentionnalité créatrice qui reste uniquement une notion philosophique. Nous avons là, une fois encore, affaire à une grossière erreur épistémologique qui ne distingue pas la science physique et la philosophie.
Erreur sur la notion de « commencement »
« La notion de "commencement" [...] se focalise sur un changement d'état dont la cause serait à chercher du côté de Dieu, par pétition de principe » (p. 77).
Thomas Durand a une définition tout à fait erronée de la notion de commencement. Commencer d'exister n'est pas un « changement d'état ». L'eau ne commence pas d'exister quand elle passe de l'état liquide à l'état solide. Le commencement se définit de la manière suivante : X commence d'exister à t si t est le premier instant où X existe. Il ne s'agit en aucun cas d'un changement d'état. De plus, les théistes ne concluent pas que Dieu est la cause de l'Univers par « pétition de principe » : ils le déduisent en faisant une analyse conceptuelle des attributs de la cause de la totalité de l'espace-temps et de la réalité matérielle (comme nous allons le voir après).
Confusion entre le kalam et l'argument aristotélicien
« Cela revient à ce que disait Aristote, observateur des mouvements dans la nature, pour qui chaque mouvement avait pour cause un moteur, lui-même mis en mouvement par une cause, et ainsi de suite jusqu'à l'origine, le premier moteur, qui se meut de lui-même » (p.68-69 ).
Thomas Durand confond ici la preuve par le commencement de l'Univers et la preuve par le mouvement d'Aristote. Or, la preuve par le commencement n'a rien à voir avec l'argument aristotélicien. Le philosophe grec ne pensait pas que l'Univers avait commencé d'exister, mais il soutenait que l'Univers éternel avait besoin d'une cause qui le maintienne dans l'être à chaque instant. L'idée centrale d'Aristote est que les chaînes causales liées aux changements ne peuvent pas remonter à l'infini. Le changement étant l'actualisation d'un potentiel, il faut donc que le premier membre de la chaîne des changements soit un moteur premier inchangeable, sans aucun potentiel à actualiser. C'est ce premier moteur éternel et « acte pur » qu'Aristote appelle « Dieu ».
D'ailleurs, Aristote n'affirme jamais que le premier moteur « se meut de lui-même », contrairement à ce que lui fait dire Thomas Durand. Cela reviendrait à soutenir que la cause première est cause d'elle-même, ce qui est ontologiquement impossible. En effet, pour se causer soi-même — nous l'avons déjà vu —, il faudrait se précéder soi-même dans l'existence, c'est-à-dire exister avant d'exister, ce qui est absurde. C'est pourquoi la cause première de tout changement doit être inchangeable et parfaitement immobile. Et c'est bien ce qu'affirme Aristote lorsqu'il qualifie le premier moteur de « non mû 106 ». À l'évidence, toutes ces subtilités de la métaphysique aristotélicienne ont échappé à Thomas Durand qui se vante d'avoir réfuté « la » preuve cosmologique.
La cause de l'Univers
« Cette preuve rencontre un grand succès chez les croyants, mais [...] en lieu et place d'une démonstration reposant sur des faits, il s'agit d'un acte illocutoire, c'est-à-dire que l'on accomplit par le simple fait de dire quelque chose. Je dis que Dieu est... [la cause de l'univers], et par cet acte même, il est » (p. 69).
Encore une affirmation ridicule. Les théistes sérieux ne disent pas simplement « Dieu est la cause de l'Univers, donc Dieu existe ! ». Non, ils prennent le temps de faire une analyse conceptuelle de ce que pourrait bien être la cause de l'Univers, et ils en déduisent les attributs divins.
La cause de l'Univers est de nature très particulière, puisqu'elle ne peut pas être dans le temps ni dans l'espace. Il s'agit d'une cause atemporelle et non spatiale. Elle n'a pas de commencement (si c'était le cas, elle serait dans la série temporelle). En faisant une analyse conceptuelle de ce que signifie être la cause de la totalité de la réalité matérielle et de l'espace-temps, on en déduit que la cause est :
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immatérielle (car si elle était matérielle, elle ferait partie de l'Univers) ;
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éternelle (car si elle était temporelle, elle ferait partie de l'espace-temps) ;
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non spatiale (car sinon, elle serait dans l'Univers) ;
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dotée d'une puissance extraordinaire (car elle crée tout sans matière préexistante).
Chose assez remarquable, il existe des raisons de penser que cette cause est libre et spirituelle.
Premièrement, on a montré que la cause incausée est immatérielle. Or, ce qui est immatériel est soit un esprit (au sens d'une intelligence dotée de volonté), soit une pure abstraction 107 (comme les nombres, les propositions logiques, les formes géométriques, etc.). Mais les abstractions, telles que le chiffre 4 ou un triangle, n'ont pas de pouvoir causal (le chiffre 4 et un triangle ne peuvent rien causer, puisqu'ils n'entrent pas en contact avec la réalité physique). La cause incausée ne peut donc pas être une abstraction. Par élimination, la cause incausée ne peut donc être qu'un esprit. En effet, on sait que l'esprit peut avoir une influence causale par le simple constat de nos propres actions. Par exemple, votre esprit peut agir sur la matière si vous décidez de lever la main. Les abstractions, elles, n'ont pas ce pouvoir. Or, la cause première immatérielle ayant eu un pouvoir causal sur la matière, on en déduit qu'elle est de nature spirituelle.
Le deuxième argument nous vient de Richard Swinburne. Il existe deux types d'explications causales : les explications scientifiques en termes de lois et de conditions initiales, et les explications personnelles en termes d'agents dotés de volonté 108. Or, un état premier de l'Univers ne peut pas avoir une explication scientifique, puisque rien ne le précède en termes de conditions initiales. Par conséquent, il ne peut pas être décrit comme opérant à partir de lois scientifiques initiales. Seul un agent doté de volonté peut rendre compte de cet état. De plus, une explication scientifique requiert un état des choses matériel, et l'état des choses qui « précède » l'Univers est immatériel.
Enfin, la troisième raison qui porte à croire que la cause est spirituelle et libre part d'une analyse conceptuelle de ce en quoi consiste être l'effet temporel d'une cause éternelle : comment une cause éternelle peut-elle produire un effet temporel ? Si les conditions nécessaires et suffisantes pour la production d'un effet sont éternelles, alors pourquoi l'effet n'est-il pas éternel ? Comment se fait-il que les conditions causales suffisantes pour la production d'un effet existent sans l'existence de cet effet correspondant ? Il semble que, si la cause était un être impersonnel (c'est-à-dire sans volonté), on devrait avoir l'effet qui serait coéternel à la cause.
Pour l'illustrer, prenons l'exemple de la congélation de l'eau. La cause de cela est une température en dessous de zéro degré. Eh bien, si la température était éternellement en dessous de zéro degré, alors toute l'eau environnante serait congelée de toute éternité. Ceci est vrai, car la congélation de l'eau est une cause impersonnelle. Elle n'est pas capable de « décider » d'agir pour générer un quelconque changement. Mais il existe un autre type de relation causale, que les philosophes appellent la « relation causale due à un agent ». C'est parce que l'agent est libre qu'il peut créer de nouveaux effets en choisissant de générer des conditions qui n'étaient pas présentes auparavant (contrairement à notre exemple d'eau glacée). Voilà qui pourrait expliquer le commencement de l'Univers.
Une cause créatrice personnelle pourrait tout à fait exister de façon immuable (sans changement interne) et éternelle, tout en choisissant de créer le monde dans le temps. En créant, le créateur ne « change pas d'avis », mais il actualise ce qu'il a librement et éternellement eu l'intention de créer : un monde ayant un commencement. Ainsi, la cause est éternelle mais pas l'effet. La seule explication d'un tel phénomène est l'intervention de la volonté libre d'un créateur personnel. En effet, s'il n'y avait pas d'acte libre dans la création de l'Univers, celui-ci devrait être une émanation spontanée de la cause incausée (et donc exister de toute éternité, comme nous l'avons vu avec l'exemple de la congélation).
L'argument du kalam se présente donc ainsi :
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Tout ce qui a commencé d'exister a une cause (ex nihilo nihil fit : « rien ne vient de rien »).
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Or, l'Univers a commencé d'exister.
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Donc l'Univers a une cause (extérieure à lui-même, car la notion de cause de soi est absurde).
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Si cette cause a une cause, et ainsi de suite, il y a une cause première incausée (voir le début du chapitre).
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La cause première incausée est nécessairement :
— immatérielle (car si elle était matérielle, elle ferait partie de l'Univers) ;
— éternelle (car si elle était temporelle, elle ferait partie de l'espace-temps) ;
— non spatiale (car sinon, elle serait dans l'Univers) ;
— dotée d'une puissance extraordinaire (car elle crée tout sans matière préexistante) ;
— libre (car si la cause incausée agissait à la manière d'un être impersonnel — c'est-à-dire sans volonté —, l'Univers devrait spontanément découler de la cause incausée de toute éternité) ;
— spirituelle (car ce qui est immatériel est soit une abstraction, soit un esprit, mais les abstractions n'ont pas de pouvoir causal) ;
— personnelle (car il existe deux types d'explications causales : scientifique et personnelle ; le commencement de l'Univers n'étant précédé d'aucune condition initiale, il ne peut pas avoir d'explication scientifique — qui s'applique uniquement aux entités matérielles avec des conditions initiales).
- Donc il existe une cause incausée créatrice de l'Univers qui est nécessairement immatérielle, éternelle, non spatiale, libre, spirituelle, personnelle et dotée d'une puissance extraordinaire qu'on appelle « Dieu ».
Thomas Durand affirme : « La prémisse 1 [Tout ce qui commence à exister a une cause de son existence] pose la nécessité d'une cause extérieure aux choses, l'ultime cause étant Dieu, qui, lui, n'a pas besoin de cause. Pourquoi ? Parce qu'il est considéré comme éternel et cause de lui-même. Comment le sait-on ? On ne le sait pas : on a décidé que ces attributs faisaient partie intégrante de sa définition » (p. 68).
Le zététicien démontre une fois de plus qu'il n'a rien compris à l'argument du kalam. Si l'Univers (c'est-à-dire la totalité de l'espace-temps) a commencé d'exister, alors l'Univers a une cause qui n'est ni matérielle, ni spatiale, ni temporelle. Cette cause est donc éternelle (ce qui signifie littéralement « hors du temps »). Contrairement à ce que prétend Thomas Durand, nous n'avons pas « décidé » que l'éternité faisait partie intégrante de sa définition. Nous n'avons pas dit : « L'Univers a une cause, donc c'est Dieu ! CQFD. » Non, nous avons pris le temps de faire une analyse conceptuelle de la cause de l'Univers, et nous l'avons identifiée comme étant cohérente avec le concept de Dieu dans les religions monothéistes. Nous avons aussi établi que Dieu ne pouvait pas avoir de cause en démontrant l'existence d'une cause incausée.
Mais le plus drôle arrive : « L'argument de la kalâm, c'est particulièrement triste, ne vaut qu'à la condition de tenir pour vraie la prémisse de l'existence d'une entité immatérielle et éternelle. Un regard sceptique sur la question amène plutôt à tenir le raisonnement suivant si l'on part de la première prémisse :
-
Tout ce qui existe est le produit d'une cause physique.
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Selon l'argument de la kalâm, l'univers a une cause qui n'est pas physique.
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D'après 1, l'argument de la kalâm est faux » (p. 73-74).
Thomas Durand ne se rend même pas compte des affirmations auto-contradictoires qu'il émet. En effet, si tout ce qui existe est le produit d'une cause physique, alors la totalité de la réalité matérielle doit être le produit d'une cause physique (puisque la totalité de la réalité matérielle existe !). Or, cela est parfaitement impossible puisque l'Univers (c'est-à-dire la totalité de la réalité matérielle) ne saurait avoir de cause matérielle ! Ce serait contradictoire. Ainsi, la prémisse 1 de l'argument de Thomas Durand s'auto-réfute. À nouveau, nul besoin d'être un métaphysicien aguerri pour le remarquer.
Mais Thomas Durand n'en a pas terminé et persiste à vouloir se ridiculiser intellectuellement : « Pire, l'argumentaire des apologètes théistes cherche à prouver le Dieu de leur religion, donc un dieu personnel qui a pour projet non pas l'univers mais l'humain » (p. 74).
Mais quel théiste a déjà soutenu que le kalam démontrait l'existence du Dieu d'une religion quelconque ? Qui a déjà soutenu que le kalam montrait la vérité de l'islam ou du christianisme ? Personne. Thomas Durand se perd dans ses propres délires. Si les philosophes utilisent l'argument du kalam pour prouver l'existence d'un Dieu créateur de l'Univers, ils ne se prononcent pas sur le fait que ce Dieu créateur se serait ou non révélé à l'homme. En ce sens, même Voltaire, connu pour son anticléricalisme, pourrait accepter la conclusion de l'argument du kalam. Rien de religieux là-dedans. Nous sommes encore dans le domaine de la métaphysique 109.
Voyons à présent comment Thomas Durand traite de l'argument cosmologique de la contingence leibnizien.