Déconstruction de l'épistémologie zététicienne
Ayant répondu aux attaques psychologisantes de Thomas Durand, il nous semble à présent important de répondre à ses positions épistémologiques 5. Lui-même se revendique membre de la mouvance zététique. Mais qu'est-ce que la zététique, au juste ? D'après le site officiel de cette discipline, la zététique serait « synonyme de "Pensée Critique", ou de "Scepticisme Méthodologique" » et promeut « l'art du doute 6 ». Pour le dire simplement, il s'agit de douter systématiquement de tout et de refuser toute forme de certitude.
L'ultra-scepticisme par principe : le doute méthodique
Ce doute systématique se caractérise par un ultra-scepticisme de principe. D'ailleurs Thomas Durand ne se cache pas d'être un « sceptique », c'est-à-dire quelqu'un qui n'affirme rien tant qu'il n'a pas de preuves : « Je plaide pour la démarche sceptique, celle qui nous prévient qu'il est présomptueux et téméraire d'accepter de croire ce qui n'est pas étayé avec de bons arguments » (p. 14). Il va même jusqu'à affirmer : « D'un certain point de vue extrêmement sceptique, on peut considérer qu'il n'est pas possible de prouver que le monde existe réellement. On peut imaginer que l'univers n'est rien d'autre qu'un décor fictif, une sorte de matrice. On peut imaginer que rien n'existe, que l'univers soit mental... » (p. 347).
L'auteur nous présente son épistémologie du doute méthodique ainsi : « Pour atteindre une relative certitude de la véracité de X, on doit commencer par douter de X » (p. 47).
Or, cette affirmation est indubitablement fausse. Par exemple, nous n'avons pas à douter des lois de la logique ou des vérités mathématiques, comme 1 + 1 = 2, avant de pouvoir en être certains. Nous n'avons pas non plus à douter du fait qu'il soit immoral de torturer un bébé pour le plaisir avant d'en avoir la certitude. Thomas Durand pense-t-il vraiment qu'il faille nécessairement douter de l'amour de nos propres parents à notre égard avant de pouvoir être certains qu'ils nous aiment ? Nous pensons qu'un tel scepticisme radical est infondé et impossible à vivre en pratique.
À partir du moment où l'on doute de tout, il n'y a plus aucun moyen de vivre normalement et de construire une pensée solide, car son fondement peut toujours être remis en question. Pour sortir de cette impasse, il faut donc nécessairement admettre qu'à la base de la connaissance, il existe des évidences données par la lumière naturelle de la raison.
Une profession de foi scientiste en contradiction avec le monde réel
Thomas Durand ne cache pas non plus son présupposé scientiste :
« La méthode scientifique est la seule démarche dont nous disposons pour produire une connaissance objective, c'est-à-dire une connaissance qui reste vraie quelle que soit la culture, l'époque, l'humeur ou l'idéologie de l'individu. [...] Les théories scientifiques constituent par conséquent le nec plus ultra de la connaissance objective » (p. 38-39).
Le comble est que cette affirmation est contradictoire en elle-même. En effet, « la méthode scientifique est la seule démarche dont nous disposons pour produire une connaissance objective » est une affirmation de type... philosophique ! Aucune méthode scientifique ne pourra jamais vérifier cette affirmation. Par conséquent, l'assertion de Thomas Durand est auto-réfutée. Elle implique logiquement sa propre fausseté.
De plus, il existe beaucoup de domaines de connaissances qui sont intrinsèquement inaccessibles à la science :
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Les vérités mathématiques et les lois de la logique ne peuvent pas être prouvées par les sciences expérimentales. Celles-ci les présupposent pour fonctionner.
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Les vérités métaphysiques, comme l'impossibilité qu'un être soit cause de lui-même ou le fait que le néant n'ait pas de pouvoir causal, sont des vérités non démontrables par la science.
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Les vérités éthiques sur la valeur de la vie humaine ne peuvent pas être prouvées par la science (la science ne pourra pas vous dire s'il était moralement bon ou mauvais de faire des expériences sur les Juifs dans les camps de concentration ; seule la philosophie morale peut le faire).
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Les vérités esthétiques et la notion de « beauté » ne peuvent pas être vérifiées scientifiquement (la science ne pourra jamais vous dire si telle œuvre d'art est belle ou si un coucher de soleil est beau).
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Enfin, la science elle-même présuppose certaines vérités pour pouvoir fonctionner, comme la réalité du monde extérieur, la constante application de lois de la physique, etc.
Par conséquent, l'affirmation de Thomas Durand est indubitablement fausse. Nous ne pouvons pas restreindre nos connaissances objectives aux théories scientifiques 7.
Quelle autre source ?
« Car si l'on considère que les sciences n'ont rien à dire [sur le réel], alors quelle autre source se verra autorisée ? Quelle autre méthode sera employée ? » (p. 261).
Personne ne soutient que la science empirique n'a rien à nous dire sur le réel. Nous affirmons simplement que la science empirique n'est pas la seule à pouvoir y porter un regard objectif. La philosophie, l'histoire et bien d'autres disciplines nous permettent d'accéder à des connaissances pour comprendre le monde 8.
Thomas Durand commet aussi une confusion épistémologique sur la nature de la philosophie : « L'éthique et la philosophie traitent du bien et du mal. La science est apte à répondre aux questions du vrai et du faux » (p. 41).
Cette affirmation sous-entend que la philosophie et l'éthique ne pourraient pas traiter du vrai et du faux. Or, c'est tout le contraire ! Par exemple, on peut dire que l'affirmation « il est immoral de tuer un enfant de deux ans » est vraie, bien qu'elle ne soit pas scientifique à proprement parler. De plus, dire que seule la science est capable d'émettre des affirmations vraies est une contradiction en soi puisque, encore une fois, il ne s'agit pas d'une affirmation scientifique, mais philosophique.
Thomas Durand poursuit : « Ce que nous savons grâce à la science, nous savons pourquoi nous le savons » (p. 43).
Certes, il est vrai que nous pouvons savoir pourquoi la plupart de nos connaissances scientifiques sont vraies. Mais pourquoi n'en irait-il pas de même avec l'histoire, la philosophie ou la métaphysique ? En histoire, par exemple, nous savons pourquoi il est vrai que saint Paul s'est converti au christianisme. Nous le savons grâce à ses lettres où il en témoigne lui-même à maintes reprises. En métaphysique, nous savons pourquoi la proposition « de rien ne sort rien » est vraie. Elle est vraie, tout simplement parce que le néant n'a pas de pouvoir causal. La non-existence de quoi que ce soit ne saurait produire l'existence de quelque chose. De même, nous savons pourquoi il est impossible qu'un être soit cause de lui-même, etc. 9. Pourtant, toutes ces vérités ne sont pas scientifiques à proprement parler. Par conséquent, il est manifeste que la science n'est pas le seul domaine où nous savons pourquoi nos connaissances sont vraies.
Ajoutons que ce que nous savons à travers la science, nous le savons parce que nous constatons que le monde est intelligible et qu'il dépend de lois physiques régulières. Mais la science est incapable de nous dire pourquoi le monde est intelligible et pourquoi ces lois physiques sont régulières et s'appliquent universellement. Il s'agit là d'un présupposé philosophique qui sert de base à nos connaissances scientifiques.
Négation de la vérité absolue
D'après Thomas Durand, « il est prudent de ne jamais prétendre posséder une vérité absolue sur quelque sujet que ce soit » (p. 58).
Cette affirmation est indubitablement fausse. Tout d'abord, si quelqu'un disait qu'il n'y a pas de vérité absolue, ce serait une contradiction en soi, car cette affirmation se doit d'être une vérité absolue pour pouvoir exclure les vérités absolues. De plus, nous connaissons un bon nombre de vérités absolues : les théorèmes mathématiques, les lois de la logique (principe de non-contradiction, loi de contraposition, etc.). Nous avons aussi accès à certaines vérités absolues en métaphysique (par exemple, les propositions « j'existe » ou « il existe quelque chose »), ainsi qu'en matière morale (il est absolument vrai que torturer un bébé pour le plaisir est immoral, etc.).
Un mot sur le scepticisme en général
Thomas Durand affirme : « Le scepticisme nous prévient de nos erreurs de perception, des biais de nos jugements, des imperfections de notre grille d'interprétation, ce qui nous amène à favoriser tous les moyens qui peuvent corriger notre raisonnement. Le sceptique se méfie de ses certitudes, il les met à l'épreuve, il cherche autour de lui des éléments de preuve. [...] L'adhésion au surnaturel emprunte généralement un autre chemin, au long duquel la vérité intérieure est prééminente » (p. 284).
Ici, nous dirons qu'il existe un bon scepticisme et un mauvais scepticisme :
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Le bon scepticisme s'interdit de tout croire sur parole et cherche de bonnes raisons de croire dans la limite du raisonnable 10.
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Le mauvais scepticisme, au contraire, doute d'absolument tout. Il rejette toute forme de certitude en général 11.
C'est précisément contre cette deuxième forme de scepticisme que nous devons lutter. Il n'y a aucune raison de se méfier des certitudes de manière générale, si les raisons de les entretenir sont solides. Nous avons un bon nombre de certitudes qu'il serait parfaitement irrationnel de remettre en question et Thomas Durand serait sûrement prêt à le reconnaître :
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Les certitudes 12 d'ordre mathématique et logique : « A => B ⬄ non(B) => non(A) ; 1 + 1 = 2 ; « Le théorème de Pythagore est vrai. »
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Les certitudes métaphysiques : « J'existe » ; « Il existe quelque chose » ; « Le mouvement est un phénomène réel » ; « Un être ne peut pas être simultanément antérieur et postérieur à lui-même » ; « Le non-être ne peut pas produire de l'être ».
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Les certitudes d'ordre relationnel : « Mes parents m'aiment » ; « Je suis amoureux ».
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Les certitudes d'ordre moral : « Il est immoral de violer un enfant » ; « Le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale était immoral ».
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Les certitudes historiques : « Napoléon a existé » ; « Paul de Tarse s'est converti au christianisme » ; « Les premiers chrétiens ont cru à la résurrection » ; « Le concile de Nicée a eu lieu en 325 » ; « Constantin a été le premier empereur chrétien ».
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Les certitudes scientifiques : « La Terre tourne autour du Soleil » ; « L'Univers est en expansion » ; « Les plantes ont besoin d'eau et de soleil pour grandir ».
Toutes les propositions ci-dessus sont certaines, bien que leurs modes d'acquisition soient différents. Notre intellect les affirme sans aucune crainte de se tromper. Il n'y a pas à « se méfier » de ces certitudes, contrairement à ce qu'affirme Thomas Durand.
L'importance du témoignage humain
Il est nécessaire de rappeler qu'une grande partie de nos connaissances (y compris nos certitudes historiques et scientifiques) sont fondées sur le témoignage humain. Par exemple, comment savez-vous votre date de naissance ? Eh bien, tout simplement parce que des personnes en qui vous avez confiance (souvent les parents) vous l'ont dit. Vous n'avez aucun moyen de le vérifier vous-même. Il vous faut avoir « foi » en la parole de vos parents et de ceux qui se sont occupés de votre dossier de naissance. Comment savez-vous que le grand théorème de Fermat est vrai 13 ? À moins d'être un mathématicien de très haut niveau, vous le savez parce que les meilleurs mathématiciens de la planète vous confirment que c'est le cas. Et ainsi de suite pour la quasi-totalité de nos connaissances.
On comprend alors ce principe fondamental de l'épistémologie du témoignage : à moins d'avoir des raisons particulières (circonstancielles) de penser que le témoignage humain n'est pas fiable, nous devons supposer qu'il l'est a priori. Autrement dit, nous devons considérer les propos d'autrui comme dignes de foi, à moins d'avoir des raisons spécifiques d'en douter 14.
Or si l'on appliquait le scepticisme extrémiste de la zététique (à savoir, « il faut se méfier des certitudes »), il faudrait toujours commencer par douter du témoignage qui nous est donné par principe, sauf si vous avez des preuves qu'il est fiable. Cela aboutirait à l'écroulement de la quasi-totalité de nos connaissances, au point de rendre la vie simplement impossible à vivre, tant la confiance est au cœur de nos connaissances quotidiennes. L'épistémologie zététicienne impliquerait qu'il faille douter de la fiabilité de la parole du médecin lorsqu'il vous annonce que vous avez un cancer, du professeur de physique lorsqu'il affirme que les atomes sont constitués de protons, de neutrons et d'électrons, ou encore de l'horaire de départ du train sur le billet que vous venez d'acheter. Or, cela est absurde. Toutes ces connaissances sont acquises par le biais de témoignages de personnes en qui vous pouvez avoir confiance. Il est donc parfaitement possible d'avoir des connaissances/certitudes réellement fondées uniquement sur la base du témoignage humain.
Un mélange des genres et une confusion épistémologique sur la notion de « dogme »
Thomas Durand se plaint du fait que la religion ne donne aucune information intéressante sur la science. Il s'attriste de ce que les dogmes ne contribuent pas à nos connaissances scientifiques : « On n'a jamais vu une personne tirer de sa religion de véritables preuves qu'une théorie scientifique est fausse. [...] Aucune croyance religieuse n'a jamais reposé sur l'examen critique des dogmes établissant la vérité sur l'univers, mais au contraire sur l'effort continuel de mieux contempler le dogme par des opérations d'exégèse afin de conforter une vision du monde ou d'y retrouver des vérités déjà découvertes par d'autres moyens » (p. 40).
Nous répondrons à Thomas Durand qu'il mélange les disciplines et leurs vocations respectives. Le rôle de la religion n'est pas de nous apporter des connaissances sur la physique, mais de nous apprendre des choses sur Dieu et sur notre relation à lui dans la perspective du salut. Dieu n'a aucun intérêt à nous apprendre la taille de l'atome d'hydrogène ou la masse du Soleil. Cela ne sert à rien au salut de notre âme. Par conséquent, ce n'est pas à la religion de nous apporter « de véritables preuves qu'une théorie scientifique est [vraie ou] fausse ». Il est donc parfaitement vain de réaliser un « examen critique des dogmes » en vue d'établir « la vérité sur l'univers ». Ce serait comme vouloir établir un examen critique de la beauté d'une œuvre d'art en vue d'établir la vérité sur les propriétés chimiques qui la constituent. Une telle entreprise est absurde dès le départ et mélange les vocations respectives des disciplines de l'esthétique et de la chimie.
D'après Thomas Durand, « on ne devient presque jamais croyant à la suite d'une démonstration logique de la validité scientifique des contenus d'un dogme » (p. 45). Son affirmation n'a malheureusement aucun sens et démontre qu'il a de profondes lacunes en épistémologie. En effet, la science, par nature, ne peut pas évaluer la validité ou la fausseté d'un dogme, tout simplement parce que cela ne relève pas de son domaine d'étude. Il est absurde de soutenir que la science soit en mesure de confirmer ou d'infirmer des dogmes comme l'Incarnation, la Trinité ou l'Immaculée Conception. En effet, les dogmes religieux n'affirment rien sur les lois physiques 15. Il serait donc aberrant de soutenir que la science empirique puisse, en tant que telle, réussir à prouver (ou à réfuter) un dogme 16.
Profession de foi vérificationniste et positivisme logique 17
Thomas Durand poursuit par une profession de foi vérificationniste où il prétend qu'une affirmation doit pouvoir être « testée » pour rester dans le domaine de la pensée rationnelle : « Une affirmation irréfutable est un énoncé ni faux ni vrai, et qui, ne pouvant être testé, sort ipso facto du domaine de la pensée rationnelle pour devenir une opinion, un sentiment ou une conviction » (p. 48).
Mais notre zététicien ne se rend pas compte que ses propres affirmations sont auto-réfutatives. L'affirmation qu'il vient d'émettre peut-elle être testée ? Non. En conséquence, et d'après son propre critère, elle devrait sortir « ipso facto du domaine de la pensée rationnelle ». Si l'on avait besoin de « tester » les affirmations avant de pouvoir les intégrer dans le domaine de la pensée rationnelle, alors on ne pourrait pas savoir si le principe de non-contradiction ou si les lois de la logique sont vraies, car ces dernières ne peuvent pas être « testées ».
De même, les vérités morales n'ont pas besoin d'être testées pour être connues avec certitude. Par exemple, la proposition « il est immoral de réduire les personnes noires en esclavage » est une vérité qui n'a pas besoin d'être « testée » pour être avérée. On peut savoir qu'elle est vraie de manière conceptuelle, en se fondant sur la notion de dignité humaine et d'égalité intrinsèque entre les races. Ainsi, la thèse « vérificationniste » de Thomas Durand aboutit à l'exclusion de toutes les vérités conceptuelles (logiques, mathématiques, morales et philosophiques), puisque celles-ci ne sauraient être « testées ». Une telle épistémologie mène inéluctablement à un véritable suicide de la raison.
Le délicat usage des « vérités » métaphysiques
Thomas Durand aborde aussi ce qu'il nomme le « délicat usage des "vérités" métaphysiques 18 », en titre de son chapitre 5. Le mot « vérité » y figure entre guillemets, comme si la métaphysique ne pouvait rien dire d'absolument vrai ; comme si la science, elle, pouvait atteindre la vérité, mais que la métaphysique en était incapable. Ce serait à nouveau commettre une grave erreur, puisque la science repose quasi intégralement sur la vérité des principes métaphysiques (principe de causalité, principe de raison suffisante, etc.). Sans ces principes inébranlables de la métaphysique, la science tout entière s'écroule. Elle devient incapable d'expérimenter quoi que ce soit. C'est pourquoi, dans l'ordre du savoir, la métaphysique nous donne des connaissances encore plus certaines que la science.
Thomas Durand reprend malheureusement son épistémologie vérificationniste pour pouvoir l'appliquer à l'Univers : « Si nous voulons établir des connaissances objectives sur l'univers, nous devons être capables de produire des hypothèses et de les tester. » Cette affirmation est fausse. Je peux savoir objectivement que, dans notre Univers, tout ce qui a commencé d'exister a une cause, sans avoir pu le « tester ». Je le sais par une analyse conceptuelle et métaphysique, du fait que le non-être ne peut pas produire de l'être.
Ne pas croire en Dieu parce qu'on ne l'a jamais vu ?
Notre zététicien affirme encore : « Je défends une position humble qui consiste à dire qu'en l'absence de preuves objectives, il n'est pas raisonnable de "croire" en l'existence d'une entité que personne n'a vue » (p. 23-24). S'il s'agit de ne pas croire sans preuve, à tout le moins de conserver un doute, on ne peut qu'être d'accord avec lui. En revanche, et en dépit d'une certaine volonté affichée d'humilité, si l'on ne peut croire que ce que l'on voit, il faut bien admettre que cette épistémologie nous semble intenable, une fois de plus.
Dire qu'en l'absence de preuves objectives, il n'est pas raisonnable de croire en Dieu est une chose, mais dire qu'il n'est pas raisonnable de croire en Dieu « parce qu'on ne l'a jamais vu » n'a rien de rationnel. En effet, si Dieu existe, il est immatériel et, par conséquent, invisible par nature. Il n'est donc pas étonnant que nous ne puissions pas le voir !
En suivant le raisonnement de Thomas Durand, il faudrait donc en conclure qu'il n'est pas raisonnable de croire en l'existence de valeurs morales, de l'amour, de l'amitié ou encore de la vérité, puisque personne ne les a jamais vues. Thomas Durand nous répondra que cela est tout à fait normal, car l'amour et l'amitié ne sont pas des « choses » matérielles que l'on peut voir. Nous répondrons alors qu'il en va de même pour Dieu : s'il existe, on ne peut pas le voir. On ne peut donc pas en déduire logiquement qu'il est irrationnel de croire en Dieu parce qu'on ne l'a jamais vu.
« Comment définir Dieu » ?
D'après Thomas Durand, « Albert Einstein avait, en une phrase, fait le tour de ce problème : "Définissez-moi ce que vous entendez par Dieu et je vous dirai si j'y crois." Seulement voilà, cette définition n'est toujours pas au point et le dialogue sérieux que l'on pourrait avoir, afin de mettre à l'épreuve ce concept omniprésent ne peut pas avoir lieu » (p. 343).
Affirmer que la définition de Dieu n'est pas au point, voilà qui ne manque pas d'audace ! Le concept de Dieu fait partie des mieux définis qui soient. Depuis des siècles, tous les philosophes, athées ou théistes, s'accordent sur un portrait-robot parfaitement stable : Dieu est défini comme étant la cause première de tout ce qui n'est pas lui, cause unique, transcendante — c'est-à-dire distincte de l'Univers —, immatérielle, intelligente, éternelle. Un outil aussi basique que Wikipédia s'en fait lui-même l'écho, donnant une définition à peu près adéquate de Dieu, largement suffisante pour pouvoir raisonner : « L'être suprême, unique, transcendant, universel, créateur de toutes choses, doté d'une perfection absolue 19. »
Cela étant dit, la tradition philosophique distingue deux types de définitions de Dieu : les définitions minimalistes et les définitions maximalistes.
Les définitions minimalistes parlent de Dieu au sens « minimal » du terme, c'est-à-dire qu'elles décrivent l'idée de Dieu sans entrer dans tout le détail de ses attributs. Par exemple, on peut se contenter de définir Dieu comme « la cause incausée immatérielle, éternelle, non spatiale, intelligente, qui a créé l'Univers ». On rejoint ici la description voltairienne du divin.
Les définitions « maximalistes » de Dieu, elles, incorporent davantage d'attributs liés à l'idée de perfection (omnipotence, omniscience, bonté suprême, etc.). On dira alors, en suivant saint Anselme, que Dieu est « l'être parfait », ou encore « l'être le plus grand qu'on puisse concevoir ». Sous ce rapport, Dieu est « la cause incausée immatérielle, éternelle, non spatiale, intelligente, omnisciente, omnipotente, et pleinement bonne ». Certaines définitions maximalistes de type thomiste ou leibnizien vont inclure la notion de nécessité métaphysique 20, ou encore de simplicité 21 et d'acte pur.
Dans tous les cas, dire que Dieu n'est pas un concept clairement défini n'est pas recevable 22. Il suffit que Thomas Durand prenne le temps de se renseigner un peu. Malheureusement, il persiste : « Il existe des milliers de définitions [de Dieu], soutenues par autant de congrégations, d'Églises ou de sectes » (p. 27).
Ceci est tout à fait faux. Il n'existe pas des « milliers » de définitions différentes. Beaucoup de religions partagent exactement la même conception de Dieu (protestants, catholiques, orthodoxes). Les monothéismes (et même les théistes non religieux) ont tous une définition de Dieu compatible avec celle que nous avons donnée plus haut. Thomas Durand omet de faire la distinction fondamentale entre le fait « d'avoir des doctrines religieuses différentes » et « d'avoir la même définition de Dieu ». Contrairement à ce qu'il prétend (p. 27), les baptistes, les pentecôtistes, les anglicans ont la même définition de Dieu...
En quoi l'existence de Dieu serait-elle si « étonnante » ?
D'après Thomas Durand, « l'hypothèse d'une intelligence infiniment puissante à l'origine de l'univers a quelque chose de très satisfaisant pour l'esprit, mais c'est une proposition profondément étonnante du point de vue scientifique, étant donné les connaissances établies » (p. 56).
Voilà une assertion purement gratuite. En quoi l'hypothèse simple d'une intelligence créatrice serait-elle une « proposition étonnante » ? Par ailleurs, quel est le rapport avec nos connaissances scientifiques établies ? En quoi la science pourrait-elle formellement juger de concepts philosophiques comme l'existence de Dieu ? Quelles connaissances établies seraient à même de rendre l'existence d'un dieu créateur tout-puissant « étonnante » ? Thomas Durand n'en dit mot. Il l'affirme simplement, en espérant que son lecteur sera d'accord avec lui.
L'existence de l'âme n'est pas seulement une affirmation religieuse
Thomas Durand s'en prend aussi à l'existence de l'âme : « Il serait irrationnel, illogique et anti-scientifique de partir du principe que l'âme existe » (p. 112). Dans la foulée, il prétend que la notion d'âme est floue et qu'elle n'a jamais été vraiment définie 23.
Cette affirmation témoigne d'une profonde méconnaissance de ce qu'est l'âme en philosophie. Thomas Durand l'ignore peut-être, mais, historiquement, l'âme n'est pas une notion religieuse. Aristote (qui était païen) défendait l'existence de divers degrés d'animation (âme végétative, sensitive et spirituelle) bien avant l'apparition du christianisme. Pour lui, l'âme est la cause immanente de l'unité de l'être, c'est-à-dire le principe unificateur de notre vie biologique, sensible et spirituelle. Il n'y a là rien de religieux, rien d'indéfini, rien d'irrationnel, et la lecture de n'importe quel manuel de philosophie aurait évité à Thomas Durand cette nouvelle approximation.
Il est aussi erroné de soutenir que « l'Homme serait la seule espèce douée d'un tel attribut » (p. 256). En effet, même les animaux et les végétaux ont une âme (sensible ou végétative), selon Aristote. Les religions monothéistes (en particulier le christianisme) ne restreignent pas l'âme à l'homme. L'homme est le seul à disposer d'une âme spirituelle, car il est le seul animal à posséder la rationalité et le libre arbitre.
Mais Thomas Durand ne semble pas comprendre cette distinction. Il poursuit en affirmant que la science pourrait en principe se prononcer sur l'existence de l'âme :
« L'âme n'est pas étrangère au monde de la science par essence. En effet, on peut imaginer des moyens d'investigation ; si l'âme est une entité qui définit la personnalité humaine, elle est d'une manière ou d'une autre en contact avec son cerveau. Cela implique une interaction avec la matière, car on sait que des lésions de la matière cérébrale peuvent modifier la personnalité d'un individu. Et dès lors qu'il y a interaction avec la matière, la science est capable d'étudier les modalités de ces interactions, il devient possible de mesurer indirectement les propriétés de l'âme. Vous voyez bien ici que l'approche réductionniste n'est pas démunie face à la question de l'âme. Au contraire, elle relève le défi, et c'est une excellente nouvelle pour tous ceux qui [...] préfèrent la connaissance à la croyance. Sauf qu'aucun de ceux qui prétendent savoir quelque chose sur l'âme n'a été capable de proposer un protocole pour tester ce qu'il dit savoir, comme si leurs spéculations ne reposaient sur aucune réalité » (p. 257-258).
Notre zététicien tombe de nouveau dans l'erreur scientiste dénoncée précédemment : penser que la science puisse tout étudier (y compris l'âme). Or, répétons-le : il est absolument impossible que la science, en tant que telle, puisse dire quoi que ce soit en ce qui concerne l'âme, car la science n'étudie que ce qui est matériel. Et l'âme humaine, si elle existe, est immatérielle. Il serait donc absurde de vouloir proposer un protocole scientifique pour la « tester 24 ».
Mais comme à son habitude, Thomas Durand préfère s'en tenir à psychanalyser le croyant : « Une chose existe assurément : le désir des humains que l'âme soit réelle » (p. 256).
Erreur sur la notion de « foi »
La foi joue un rôle central dans les croyances religieuses. Mais qu'est-ce que la foi ?
D'après Thomas Durand,
« avoir la foi a certainement un aspect romanesque, romantique, esthétique, c'est espérer au-delà du raisonnable qu'une idée impossible à prouver finalement, d'une manière ou d'une autre, vaincra. [...] C'est se ranger du côté de toutes les superstitions, de la pensée magique, de l'obstination contre les faits, du rejet de la méthode, des galimatias gouroutisants, des promesses démagogues et des élans intégristes, c'est se livrer corps et biens au bon vouloir de cyniques manipulateurs ou de sincères illuminés dont la ferveur ne saurait remplacer la prudence, l'autocritique, le goût d'argumenter les pour et les contres. [...] D'un point de vue épistémique, la foi n'est pas une vertu, pas plus qu'elle n'est un avantage pour examiner le monde de manière objective, efficace et rationnelle » (p. 337).
Thomas Durand comprend mal ce que signifie « avoir la foi ». Selon lui, la foi reviendrait à « croire aveuglément sans rationalité dans ce qu'on espère être vrai ». Il reprend d'ailleurs la définition qu'en donne Ambrose Gwinnett Bierce : « Foi : croyance sans preuve dans ce qui est affirmé par quelqu'un qui parle sans savoir, ou qui pense sans comparer » (p. 277).
« Le doute et la raison font partie du parcours de l'athée comme la foi et l'espérance appartiennent à celui du croyant » (p. 228).
Ce qu'il ne semble pas comprendre, c'est que la foi n'est pas une croyance aveugle, mais plutôt un acte de confiance qu'on décide librement de faire en quelqu'un. Et pour faire cet acte, il faut de bonnes raisons. Si je dis à mon fils « j'ai foi en toi, tu vas y arriver », cela signifie que j'ai confiance en lui et en ses capacités. Cela n'implique pas que je croie aveuglément qu'il va réussir. Je peux avoir de très bonnes raisons de penser que mon fils va avoir du succès (par exemple, de bonnes notes à l'école) et dire quand même que j'ai foi en lui.
L'épistémologue Timothy McGrew prend l'analogie suivante pour parler de la foi : vous vous apprêtez à sauter en parachute depuis un avion avec un moniteur. La probabilité que vous vous en sortiez est très haute. Rationnellement, vous savez que vous avez 99,99 % de chances d'atterrir sain et sauf. Mais avant de vous jeter de l'avion, il vous faut quand même cet « acte de foi » en la qualité du moniteur et de son matériel. Cette analogie démontre bien qu'avoir la foi, ce n'est pas croire aveuglément. C'est plutôt un acte de confiance et d'espérance qui, pour être sérieux, doit être fondé rationnellement. C'est là le point clé que Thomas Durand ne comprend pas lorsqu'il affirme qu'avoir la foi consiste à « se ranger du côté de toutes les superstitions, de la pensée magique, de l'obstination contre les faits ».
Dès lors qu'on a compris que la foi ne consiste pas à croire aveuglément, mais bien à faire confiance à quelqu'un, on comprend alors que celle-ci n'est pas épistémiquement mauvaise et qu'elle est même le fondement de nos croyances quotidiennes. À ce titre, Thomas Durand a certainement « foi » en la compétence des experts dans de nombreux domaines : « Nous devons négocier cognitivement avec le monde et déléguer une partie de la connaissance vers des référents, des experts auxquels nous faisons confiance. Nous leur déléguons le soin de savoir pourquoi X est vrai, tandis que nous nous contentons d'admettre la véracité de X » (p. 261).
Avoir foi en quelqu'un n'est donc pas contraire à la raison, si nous avons de bonnes raisons de croire en cette personne. Or, s'il est possible de montrer l'existence de Dieu (nous verrons que c'est le cas), alors il est manifeste qu'il n'est pas irrationnel d'avoir foi en lui. Avoir foi en Dieu serait irrationnel si et seulement si l'on pouvait démontrer son inexistence ou découvrir de bonnes raisons de ne pas lui faire confiance 25.
Erreur sur le rapport entre la foi et les preuves
La conception erronée qu'a Thomas Durand de la foi l'amène à conclure que, si l'on pouvait démontrer la vérité d'une religion particulière, alors il n'y aurait plus de place pour la foi, car on ne serait plus libre d'y adhérer : « Quant à la religion, si elle misait sur les preuves, elle devrait renoncer à la foi » (p. 21).
Mais il se trompe. Si l'on pouvait montrer l'origine divine de la religion chrétienne (et l'Église catholique enseigne que cela est possible 26), cela n'impliquerait en aucun cas qu'il faille renoncer à la foi. En effet, la foi théologale (celle qui sauve) n'a rien à voir avec l'adhésion à un contenu théorique. Vous pouvez très bien savoir que le christianisme est vrai et le rejeter, tout simplement parce que vous n'avez pas envie de vous convertir. Savoir qu'un contenu doctrinal est vrai ne vous force pas à avoir la foi. Ce savoir intellectuel n'oblige personne à donner sa vie à Dieu en lui disant « je t'aime, Seigneur, sois le maître de ma vie ». Non, la vraie foi reste libre 27. Jamais les preuves ne pourront vous forcer à aimer quelqu'un et à lui remettre votre vie, puisqu'il s'agit uniquement d'un acte du cœur et de la volonté. Les preuves ne détruisent donc pas la foi, elles la rendent possible et confortent ceux qui auraient envie d'y adhérer avec le cœur « si c'était vrai ».
La liberté de croire suite à une apparition ou une preuve reste absolument intacte
« Si Dieu se révèle au croyant, lui apparaît, lui parle, il n'est plus question d'épargner sa liberté de ne pas croire » (p. 173), affirme Thomas Durand.
Ici, il convient de distinguer le fait de « croire que quelqu'un existe » et le fait de « croire en quelqu'un ». On peut très bien savoir que Dieu existe sans croire « en lui », c'est-à-dire sans lui faire confiance et lui remettre sa vie. La théologie chrétienne affirme que les démons n'ont aucun doute sur l'existence de Dieu en tant que tel et sur la vérité de la révélation, mais qu'ils refusent d'avoir foi en Dieu (cf. Ja 2, 19). Aussi, même si Dieu se révèle directement aux croyants, l'homme restera toujours libre de mettre ou non sa foi en Dieu.
Thomas Durand prétend par ailleurs que, si l'existence de Dieu était rationnellement démontrable, alors l'homme n'aurait plus aucune préoccupation en dehors de lui. On ne pourrait pas se passionner pour d'autres activités, comme le foot ou la musique :
« Si la croyance en Dieu reposait sur de réelles connaissances, si les humains recevaient la totale certitude de son existence, songeons aux conséquences. Une telle révélation n'occuperait-elle pas tous les esprits ? Les humains ne seraient-ils pas tous obsédés par l'idée d'être jugés, observés, éventuellement guidés par des moyens mystérieux ? Comment se passionner pour le foot, la musique ou une carrière quand vous avez une relation, une ligne directe, avec le créateur de l'univers ? Le salut de notre âme deviendrait forcément notre première et peut-être unique préoccupation » (p. 347-348).
L'objection nous semble très faible. Il est vrai que, si Dieu existait et que le christianisme était vrai, le salut des âmes devrait être la première préoccupation de chaque être humain. Mais rien n'empêche que l'homme ait d'autres activités extérieures, en plus d'avoir une relation directe avec Dieu 28. Dans un paradigme théiste, il serait parfaitement logique que Dieu, ayant créé le monde, ait l'intention que nous en usions et lui fassions porter du fruit. Ces activités ne s'opposeraient donc pas à la religiosité de chacun.
Erreur sur la distinction croyance / savoir :
Thomas Durand prétend aussi que la religion relève de la croyance et non de la connaissance. Mais il semble ne pas comprendre non plus ce que signifient ces termes. Remettons donc les choses au clair.
En philosophie, on définit la croyance comme étant « l'adhésion de l'intellect à une proposition donnée ». Il s'agit simplement de « tenir pour vraie » une certaine proposition. Par exemple, si je crois qu'il va pleuvoir demain, mon intellect adhère à la proposition « il va pleuvoir demain ». C'est aussi simple que cela. Ainsi, les philosophes s'accordent pour dire que même les vérités les plus évidentes, comme « 1 + 1 = 2 » ou « le théorème de Pythagore est vrai », sont des croyances, mais ce sont des croyances justifiées (en l'occurrence ici, démontrées).
C'est là qu'intervient la notion de « savoir ». Les philosophes définissent le savoir comme étant « une croyance vraie et justifiée ». Ces trois mots sont fondamentaux. Tout savoir est une croyance, mais cette croyance doit être vraie et justifiée. Pourquoi « justifiée » ? La définition de « croyance vraie » ne suffit-elle pas ? Eh bien non ! Imaginez que vous croyez avoir gagné au loto, et, aussi improbable que cela soit, il s'avère que vous avez eu un immense coup de chance et que cette croyance est vraie. Peut-on vraiment parler de « savoir » si vous n'avez aucun argument au préalable pour justifier que vous gagnerez ? Pas vraiment... On peut juste parler de « coup de chance » et de « croyance aveugle », mais certainement pas de « savoir ».
En résumé, nous avons donc :
-
Croyance : adhésion de l'intellect à une proposition 29.
-
Savoir / connaissance : adhésion à une croyance vraie et justifiée 30.
La justification peut prendre différentes formes. En mathématiques, on exige une justification infaillible pour parler de la connaissance. Par exemple, on sait qu'un théorème n'est vrai qu'à partir du moment où il a été rigoureusement et infailliblement démontré qu'il est vrai. En sciences expérimentales, on exige que le phénomène se répète un grand nombre de fois. Par exemple, si, après dix mille tests répétés, vous constatez qu'un même médicament est efficace pour empêcher la transmission d'une maladie, alors vous pouvez conclure que vous « savez » que le médicament marche.
Dans un tribunal, vous pouvez aussi « savoir » qu'un homme est coupable d'un crime s'il y a une somme d'indices convergents et convaincants qui montrent sa culpabilité en dehors de tout doute raisonnable. Par exemple, vous pouvez apporter la preuve qu'un suspect est coupable grâce aux empreintes digitales relevées sur le pistolet utilisé sur la scène de crime, ou grâce à une analyse du groupe sanguin retrouvé sur les lieux, qui correspond à celui de l'accusé. Ces « preuves » établissent la vérité de la culpabilité du coupable, non pas avec une certitude d'ordre mathématique, mais de manière très probable.
Croire empêche-t-il de comprendre ?
D'après Thomas Durand, « croire empêche de comprendre pourquoi l'on croit » (p. 310). Or, cela est tout à fait faux. Je crois que E = mc2 parce que des autorités compétentes me disent que c'est vrai. Mais cela ne m'empêche pas d'essayer de comprendre pourquoi c'est vrai. Je peux donc croire une vérité X a priori et essayer, dans un second temps, de comprendre pourquoi X est vrai. De même, je peux croire que ce qu'enseigne l'Église sur l'eucharistie est vrai. Mais cela ne m'empêche pas de comprendre pourquoi ce qu'elle dit est vrai. Je peux tout à fait étudier historiquement et bibliquement le bien-fondé de cette doctrine et sa confirmation à travers les miracles eucharistiques 31. J'aurai alors approfondi ma compréhension de ma croyance qui, elle, existait déjà.
Qu'est-ce qu'une preuve ?
Une preuve désigne un « raisonnement propre à établir solidement la vérité 32 », ou encore un « élément matériel ou conceptuel qui permet d'accréditer une thèse et d'infirmer son contraire ». Cependant, le mot « preuve » peut avoir une signification plus précise en fonction du contexte dans lequel il est utilisé. En mathématiques, il fait référence à une démonstration qui établit avec certitude sa conclusion. C'est-à-dire que, à supposer que les axiomes soient vrais et que le raisonnement logique fonctionne bien, la conclusion est établie de manière certaine et irréfutable.
Dans les sciences empiriques, on parle de « preuve » dans un contexte un peu différent. On peut dire qu'on a la « preuve » que les plantes ont besoin de soleil et d'eau pour grandir, dans la mesure où l'on constate empiriquement de manière répétée que c'est le cas. On dira qu'une théorie est « prouvée » lorsqu'elle a été vérifiée un grand nombre de fois. C'est dans ce sens que l'on dit avoir « prouvé » l'efficacité d'un vaccin, par exemple.
En philosophie, on parle de « preuve » dans un contexte encore différent. Il y a une « preuve » lorsqu'un argument est logiquement valide et qu'il s'appuie sur des prémisses vraies. Bien sûr, ces preuves présupposent certaines choses : que le monde extérieur ne soit pas une illusion de l'esprit, que nos sens soient fiables, etc. Ces preuves reposent sur certains axiomes de la pensée (tout comme les preuves des sciences empiriques). Traditionnellement, on parle de « "preuves de l'existence de Dieu", non pas dans le sens des preuves que cherchent les sciences naturelles, mais dans le sens d'"arguments convergents et convaincants" qui permettent d'atteindre à de vraies certitudes » (Catéchisme de l'Église Catholique, § 31).
Thomas Durand propose de définir la notion de « preuve » de la manière suivante : « Une preuve, dans le sens le plus fort, est un énoncé qui, lorsqu'il est compris, entraîne l'adhésion » (p. 24). Cette définition est fausse. Je peux tout à fait comprendre l'énoncé du grand théorème de Fermat, ce n'est pas pour autant que cela entraîne mon adhésion. Pour que cela emporte mon adhésion, il suffirait qu'une démonstration valable de cet énoncé ait été proposée et que cette démonstration emporte l'adhésion générale des personnes de bonne foi qui sont en mesure de la comprendre (en l'occurrence ici, les mathématiciens professionnels 33).
Nous garderons donc notre définition initiale du mot « preuve » et nous rejetons celle de Thomas Durand qui est factuellement erronée.
« Si l'on pouvait démontrer l'existence de Dieu, ça se saurait »
D'après Thomas Durand, l'existence de Dieu « ne fait l'objet d'aucun consensus » (p. 313). Selon lui, si l'on pouvait montrer l'existence de Dieu de manière objective, cela serait largement connu par tous les experts dans le monde : « Si un seul élément de preuve scientifique était disponible, il serait évidemment largement connu, salué par des déclarations officielles, récompensé par des prix prestigieux, publié dans une grande revue, discuté par les experts, et serait sans nul doute passé au cœur d'une controverse relayée par les médias et les réseaux sociaux » (p. 262).
Nous lui répondrons d'abord que la question de l'existence de Dieu sort du champ de la démarche scientifique empirique. Elle concerne principalement la philosophie qui peut, le cas échéant, partir de l'observation du réel pour remonter à un principe premier à l'origine de toutes choses.
Cela étant, le fait que l'existence de Dieu ne fasse pas l'objet d'un consensus ne montre pas que les preuves de l'existence de Dieu soient fausses. Le fait que les scientifiques ou les philosophes soient en désaccord entre eux n'implique pas qu'il soit impossible de trancher la question. Il faut savoir que quasiment tous les sujets philosophiques sont soumis à la controverse. Vous trouverez toujours quelqu'un qui va contester ce qui peut vous paraître être une évidence. Certains philosophes contemporains défendent ardemment l'inexistence du libre arbitre, le fait que la vie ne vaille pas la peine d'être vécue, et même le fait qu'il y a de fortes chances que nous vivions dans une simulation. Peter Singer et un bon nombre de philosophes « pro-choix » vont même jusqu'à défendre l'infanticide plusieurs mois après la naissance ! Certains font l'apologie du suicide, d'autres affirment qu'il est immoral d'avoir des enfants...
Bref, toutes sortes de thèses bizarres ont été défendues et le sont encore. Pourtant, le fait que certains philosophes pensent ces choses ne vous fait pas dire : « Les philosophes sont en désaccord, donc on ne peut pas trancher la question de l'existence du libre arbitre, du suicide ou de la moralité de l'infanticide. » Il se pourrait très bien que ces philosophes se trompent tout simplement et que leurs arguments soient défectueux, d'où la nécessité de les examiner de près. De plus, il semble tout à fait prévisible que, lorsqu'on aborde des sujets aussi sensibles, tels que l'existence de Dieu, l'existence de l'âme ou le sens de la vie, il y ait des désaccords, car ces sujets suscitent de vives émotions en lien avec les histoires individuelles, qui font parfois obstacles à la rationalité de certains. Il est donc important de s'en tenir aux arguments uniquement, car les passions extra-rationnelles que ces questions peuvent déchaîner sont susceptibles d'entraver l'enquête rigoureuse et posée.
On ajoutera que la plupart des philosophes athées, en particulier en Occident, n'ont jamais étudié sérieusement les preuves de l'existence de Dieu et les arguments sophistiqués développés par la théologie naturelle moderne. Ils sont tout simplement ignorants en la matière (et nous verrons que Thomas Durand l'est aussi). En conséquence, le fait qu'un certain nombre de philosophes contemporains ne soit pas théiste n'a rien d'étonnant. Ils sont pour beaucoup sous-informés et n'ont jamais examiné sérieusement les preuves issues de la métaphysique thomiste par exemple.
Ajoutons aussi que l'objection initiale contient une seconde erreur, qui est de croire que les preuves — à supposer qu'il en existe — devraient mettre tout le monde d'accord. Or, dire cela, c'est tout simplement s'aveugler sur l'extraordinaire résistance à la vérité dont est capable l'esprit humain, quand on aborde des sujets aussi sensibles. L'Histoire a montré que les controverses scientifiques pouvaient être extraordinairement passionnées ; elles le sont encore plus lorsque les enjeux sont métaphysiques.
On oublie alors l'immense importance de la volonté humaine. Un bon nombre de personnes ne veulent tout simplement pas que Dieu existe, puisqu'elles l'assimilent à la figure d'un père autoritaire, voire d'un tyran. Elles préfèrent alors mettre de côté la raison. Le philosophe athée Thomas Nagel avait d'ailleurs été particulièrement honnête en admettant la chose suivante : « Je parle d'expérience, étant moi-même sujet à cette peur : je souhaite que l'athéisme soit vrai, et je suis mal à l'aise de voir que quelques-unes des personnes les plus intelligentes et mieux informées que je connaisse croient en Dieu. Ce n'est pas seulement que je ne crois pas en Dieu, et que j'espère ne pas me tromper. C'est que j'espère qu'il n'y a pas de Dieu ! Je ne veux pas qu'il y ait un Dieu : je ne veux pas que l'Univers soit comme ça. Mon intuition est d'ailleurs que cette crainte est responsable d'une grande part du scientisme et du réductionnisme de notre temps 34. »
De même, George Wald (1906-1997), professeur de physiologie sensorielle à Harvard, prix Nobel de médecine en 1967, disait : « Il n'y a que deux façons d'envisager l'origine de la vie ; l'une est la génération spontanée se poursuivant par l'évolution, l'autre est une création surnaturelle, œuvre de Dieu ; il n'y a pas de troisième possibilité. [...] La génération spontanée de la vie à partir de la matière inerte a été scientifiquement infirmée par Pasteur et d'autres, il y a 120 ans. Ceci nous laisse avec la seule conclusion que la vie a été créée par Dieu. [...] Cela, je ne l'accepterai pas pour des raisons philosophiques, parce que je ne veux pas croire en Dieu ; en conséquence, je choisis de croire en ce que je sais être scientifiquement impossible : la génération spontanée conduisant à l'évolution 35. »
Une fois qu'on a constaté l'emprise des passions dans ce domaine, il est tout simplement impossible d'arguer du désaccord général pour conclure que le problème est insoluble. La question de Dieu est précisément celle sur laquelle le désaccord ne prouve rien.
L'exigence démesurée de « preuves définitives »
D'après notre zététicien, « les preuves définitives de l'existence de Dieu font toujours défaut » (p. 313). Commençons par une courte remarque sur l'expression « preuves définitives » que Thomas Durand emploie. Pense-t-il vraiment qu'il faille attendre d'avoir une preuve définitive (c'est-à-dire certaine, irréfutable) avant de pouvoir raisonnablement croire que Dieu existe ?
Cela nous semble mettre la barre trop haut. En effet, dans la vie de tous les jours, nous raisonnons de manière probabiliste. Si la météo me dit qu'il est probable qu'il pleuve demain, alors il est raisonnable pour moi de croire qu'il va pleuvoir demain. Même si je n'ai pas de « preuve définitive » et absolue sous la main, j'ai assez d'éléments à ma disposition pour pouvoir émettre un jugement probable et y donner mon assentiment. Par conséquent, même à supposer que les preuves de l'existence de Dieu ne puissent pas être des démonstrations au sens strict, il ne s'ensuivrait aucunement qu'il faille conclure : « On n'a pas pu trouver de preuves définitives de l'existence de Dieu, donc je n'y crois pas. » Ce serait une attitude irrationnelle, car elle refuse de prendre en compte la notion du « probable ».
Si l'athéisme est vrai, quelle est la probabilité que l'Univers soit contingent, qu'il ait commencé d'exister, qu'il existe une loi morale objective, que les constantes qui régissent le cosmos soient si finement réglées, qu'il existe de l'ordre au lieu du chaos, qu'il existe des êtres conscients dotés d'un libre arbitre et pouvant faire un usage fiable de leur rationalité ? On peut légitimement penser que cette probabilité est faible et donc que l'existence de Dieu est plus probable que sa non-existence. C'est typiquement la méthode d'un théiste bayésien, comme Richard Swinburne, qui permet de conclure qu'il existe un grand nombre de signes convergents et convaincants permettant de dire qu'il est très probable que Dieu existe 36.
La réalité n'est donc pas binaire. Même s'il n'existait aucune preuve absolue et définitive de l'existence de Dieu, la présence d'un faisceau de preuves convergentes et indépendantes suffirait à faire admettre à l'homme rationnel que le théisme est beaucoup plus probable que l'athéisme 37. Avant d'évaluer la probabilité de la vérité du théisme ou de l'athéisme, encore faudrait-il savoir bien définir ces mots.
Notes de bas de page
- la foi au sens relationnel peut signifier la confiance qu'on a en quelqu'un (par exemple, en Dieu).
- la foi au sens doctrinal désigne l'ensemble des doctrines qui rendent intelligible la Révélation.
- la foi théologale, elle, est un « acte de l'intelligence adhérant à la vérité divine sous le commandement de la volonté mue par Dieu au moyen de la grâce » (Saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, tome II, question 2, article 2, 9 ; voir Cc. Vatican I : Dz 3010).